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THE BLACK LIST IV

THE BLACK LIST

 Comité de rédaction :

Directeur : Bruno LEMOINE

Rédacteur en chef : François DOMINIQUE

Adresse : Association L'Homme Approximatif / Chez M. Bruno LEMOINE / 4b, rue d'uxelles/ 71100 Chalon sur Saône / FRANCE

*

Toute reproduction interdite sans droit des auteurs et des éditeurs.

 

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REVUE

Art & Poésie 

*

Instruction judiciaire

des affaires poétiques courantes



Bureau de la Contre-inquisition


* Comité d’Épuration pour les Lettres

Table des matières

 

Masques Epidemik, Joël HUBAUT

Poésie, Guy BENNETT

Dossier d'instruction du Bureau THE BLACK LISTLe spécimen B et ses affidés (sur Fonction Bartleby de Frank Smith)

Poésie : Réticences Bartleby de Frank Smith (extraits)

Space Opera (interview d’Ewen Chardronnet)

Lecture du diatope (interview de Bureau d’études)

Poésie visuelle, Julien BLAINE

Chevrotines neuf grains, Giney Ayme (poésie visuelle/poésie action)

Exarcheia, Démosthène Agrafiotis (poésie, photographies), Frank Fontaine (poésie)

Poésie, François Rannou

 Poésie, Le blues inconsolable, Langston Hugues

Digger Dollar (1967), Ianthe Brautigan

Poésie, Au contact de l’ombre la chair, Séverine Jouve

Dessins, collages : Hic et Nunc, Yann Popovic

THE BLACK LIST 4 † Années 2019 - 2021

 

*

 

« Messieurs les officiels commis à la poésie,

Ayant appris par Le Littéraire l’existence surprenante

de votre Comité d’Épuration pour les Lettres,

je viens vous demander de prendre une sanction

contre moi. »

Armand Robin, Le Libertaire

29 novembre 1946

The Black List accueille, dans sa revue, des poètes et des artistes qui n’ont pas oublié que les listes noires peuvent revenir en Europe et qui n’attendent pas d’y être pour se signaler comme voulant en faire partie.  

The Black List est donc une sorte de liste noire avant la mise en place d’un comité de censure : une liste noire par anticipation. 

On peut considérer The Black List comme une nouvelle forme de contre-inquisition sans religion ni chef ou bien qu’elle est une simple revue et que, en ce sens, elle croit encore qu’une nouvelle forme d’avant-garde ou d’esthétique est possible actuellement ; dans l’un ou l’autre cas, ce serait faire fausse route.

The Black List ressemble davantage à K, l'arpenteur du Château de Kafka, mais à un K qui aurait compris que le Château n’existe pas et qui arpenterait donc un désert, un plan lisse sans confins ni limite, comme un lion fait les cent pas dans une cage ; ce que The Black List recherche alors : que la porte de la cage s’ouvre et que le lion vous saute à la gorge.              

The Black List est donc une forme ultime de contorsion du vivant, un organisme ayant besoin d’une proie et capable de l’attendre des siècles, dans une position proche de la supination, pour survivre :

 

The Black List est une PUCE.

 






Joël Hubaut 2020, Projet de masque épidémik
Joël Hubaut 2020, Projet de masque épidémik

« Posture épidémik flamboyante » ou « De la sublimation parabolique majestueuse du méta-portrait masqué infectant l’éloge merveilleux des allégories dans leurs perspectives sub-épidémiques pest-modern proliférantes en période d’hyper-crise absolue ». Modèle Mathilde Coq. Production La Belle Epoque [Arts Contemporains] David Ritzinger Lille. Photographie Frederic Iovino assisté de Claudine Sabatel Sourdeval. (Dear Deer).Trans-figure allusive contagieuse. Joël Hubaut 2020



Poème de confinement

Ce poème

est un poème écrit durant la période de confinement.

Il n'est pas plus ou moins bon ou mauvais

qu'un autre poème écrit avant, pendant ou après

l'épidémie de Covid-19.

Le fait qu'il a été écrit durant la période de confinement

ne lui donne aucun caractère particulier.

 

Vous pouvez reprendre tout ou partie de ce poème

pour les épidémies actuelles ou futures,

avec le ton dramatique que vous souhaitez.

L’important étant que vous apposiez le nom de Guy Bennett

à la fin du poème.

Il n’est pas besoin de demander l’autorisation de Guy Bennett

pour ce poème de confinement.

Le mieux serait d’inclure ce poème à la première page

de votre revue ou de votre anthologie,

avec quelques éléments biographiques du poète Guy Bennett,

ainsi que quelques mots sur l’importance

ou sur le manque d’importance de son œuvre.

 

Poèmes évidents, Guy Bennett

Guy Bennett est un poète américain vivant.

 

Les poèmes de Guy Bennett sont simples, clairs et limpides,

en cela tout le monde peut les lire.

La traduction des Poèmes évidents de Guy Bennett a été faite par Frédéric Forte et Guy Bennett pour les éditions de l’Attente en 2015.

(Postface de Jacques Roubaud)

 

Merci, Guy Bennett.

QUASI TRISTES SOUS LEURS DÉGUISEMENTS FANTASQUES///////////////////////////////////////////

QUE LES CHOSES SOIENT CLAIRES JE N’ACHÈTE PAS DE MASQUE PUTAIN DE BORDEL DE MERDE / ILS NE PEUVENT PAS ME FORCER À EN METTRE UN / JE ME SENS MENACÉ / JE VEUX QUE LA POLICE VIENNE / ON NE ME METTRA PAS DE MUSELIÈRE COMME À UN CHIEN ENRAGÉ / SI J’AI SURVÉCU JUSQU’À PRÉSENT C’EST QUE J’AI RÉSISTÉ À TOUT CE BATTAGE MÉDIATIQUE // C’EST CONTRE MA RELIGION / C’EST LE MASQUE DE LA BÊTE LIVRE DE LA RÉVÉLATION 13 / ILS VEULENT SE DÉBARRASSER DU SYSTÈME DE RESPIRATION CRÉÉ PAR DIEU / NOUS SOMMES TOUS CRÉÉS À L’IMAGE DE DIEU CETTE IMAGE SE VOIT LE PLUS SUR NOTRE VISAGE JE VEUX LA VOIR CHEZ MES FRÈRES ET SŒURS / J’AI LE DROIT DE VOIR VOS LÈVRES / J’AI LE DROIT À MA PIZZA / JE NE METS PAS DE MASQUES À MES ENFANTS CAR ON LES PRENDRAIT POUR DES MUSULMANS / JE NE METS UN MASQUE QUE POUR JÉSUS / JE VEUX QUE LA POLICE VIENNE / ON VA ARRÊTER CHACUN D’ENTRE VOUS QUI OBÉIT AUX LOIS DU DIABLE ON VA VOUS ARRÊTER POUR CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ // C’EST LA GESTAPO DES DRAPZ / JE ME SENS MENACÉ / C’EST UN SYMBOLE DE LA SOUMISSION / JAMAIS JE NE ME SOUMETTRAI AU FASCISME / VOILÀ À QUOI RESSEMBLENT LES DÉBUTS DU SOCIALISME / C’EST LE COMMUNISME EN ACTION / JE VEUX QUE LA POLICE VIENNE / JE REFUSE QU’ON ME VOLE PAR IGNORANCE LES LIBERTÉS QUE LE BON DIEU M’A ACCORDÉES / JE ME SUIS RÉVEILLÉ DANS UN PAYS LIBRE / VIVRE LIBRE OU MOURIR PUTAINS DE COCHONS DE DÉMOCRATES / JE N’AI PAS D’AGENDA POLITIQUE // JE REFUSE QU’ON ME MASQUE QU’ON ME TESTE QU’ON ME TRACE QU’ON ME METTE UNE PUCE OU QU’ON M’EMPOISONNE POUR SOUTENIR CE MENSONGE ORCHESTRÉ / IL N’Y A PAS D'ÉTAT D’URGENCE / C’EST UN HOAX INTENSIFIÉ PAR LES MÉDIAS / JE ME SENS MENACÉ // ILS ME RENDENT MALADE / J’AI UN PROBLÈME DE RESPIRATION LATENT / VOUS N’AVEZ PAS LE DROIT DE ME POSER DE QUESTIONS LÀDESSUS / ÇA ME COUPE LE SOUFFLE ÇA ME DONNE LE VERTIGE ÇA AFFECTE MON RYTHME CARDIAQUE ÇA AGGRAVE MON ASTHME ÇA ME DONNE L’ACNÉ DU MASQUE ET PUIS ÇA NE MARCHE MÊME PAS / JE NE PORTE PAS DE MASQUE POUR LA MÊME RAISON QUE JE NE PORTE PAS DE CULOTTE IL FAUT LAISSER RESPIRER LES CHOSES / ON NE SE COUVRE PAS LE VISAGE EN AMÉRIQUE ON NE NOUS CONTRÔLE PAS NOUS SOMMES AMÉRICAINS / JE VEUX QUE LA POLICE VIENNE/////////////////////////////////////////////////////////////////////

 

· PROPOS DE PATRIOTES AMÉRICAINS CHOISIS/TRANSCRITS/TRADUITS PAR GUY BENNETT


  • Catch of the day sea scallops with a herb crust
    10.80
  • Stuffed cucumber with mint yoghurt
    10.20
  • Ibérico chops with garlic mashed potatoes
    24.00
  • Entrecôte, chocolate sauce and sautéed vegetables
    24.90
  • Spaghetti alle Vongole
    16.90
  • Grilled lobster with chimichurri butter
    27.90
  • Strawberry Tiramisu
    5.80

The Bla©k List

Epidemik Décaméron Muselière, Joël Hubaut 2020


The Restaurant


THE BLACK LIST 4

 

LE SPECIMEN B. ET SES AFFIDÉS

DOSSIER D’INSTRUCTION

*

FONCTIONS BARTLEBY

FRANK SMITH

*

Depuis le 11 septembre 2019, l’essai intitulé Fonctions Bartleby, bref traité d’investigations poétiques de Frank Smith fait l’objet d’une procédure de justice de THE BLACK LIST pour « œuvre déceptive et amorale ». Fonction Bartleby a été publié aux éditions Le Feu Sacré en 2015.

THE BLACK LIST est une forme de contre-inquisition, organisée en collectif et ayant pour objet l’écriture de listes noires d’œuvres littéraires et d’écrivains, anticipant la mise en place d’un régime dictatorial et sa censure.

THE BLACK LIST est un dispositif de veille procédurale, rédigeant des dossiers d’instructions, réalisant des parodies de procès littéraires, mais aussi la création/simulation d’auteurs subversifs, ainsi que de leurs bibliographies et de leurs samizdats.

PIÈCE N° 1 : PRÉSENTATION/RAPPORT

   Publié en 1853, Bartleby est le petit récit de Melville, l’ombre prise en un détail à côté de la baleine Moby Dick. Pas de folie des hommes cherchant à surpasser la nature, pas de marins mourant, naufragés, sous les coups du monstre marin Moby Dick éperonnant le Pequod, un baleinier, non : le narrateur est un Américain du milieu du XIXème siècle, un bourgeois, semble-t-il, et avoué à Wall Street. Celui-ci décide de prendre la plume pour raconter ce qui lui était arrivé quelques années auparavant, tandis qu’il avait engagé un copiste du nom de Bartleby. L’affaire aurait pu être entendue et en rester là – nouveau nœud, nouvelle histoire de petit chef irascible et rancunier – si l’avoué n’avait pas réussi à sortir de l’anecdotique son scribe. Celui-ci lui semble si loin des critères convenus des portraits, du profil naturaliste de criminels tel qu’un Cesare Lombroso avait pu, à l’époque, en peindre, que le lecteur, curieux, se laisse entraîner avec lui dans son histoire.

   Bartleby, comme on va voir, est l’Affaire d’un homme de loi de Wall Street à New York, une histoire sortant, inédite, des portraits d’hommes du peuple d’un écrivain comme Charles Dickens ou comme Cesare Lombroso. Ainsi, le fait que le narrateur ne sache rien des origines de son homme lui paraît être, dès les premières pages de son livre, « une perte irréparable pour la littérature » Bartleby lui semble, en lui-même, un type social si digne d’intérêt pour la littérature que le fait qu’on n’ait qu’une connaissance imparfaite de son parcours est, non pas ennuyeuse ou problématique, mais tragique, et la seule chose d’à peu près certaine qu’on apprendra à son propos sera, en l’occurrence, établi par ce dont l’homme de loi a été le témoin et qu’il nous rapporte : il n’y aura donc pas d’autre source sûre que ce qu’il en dit. Bref, nous avons affaire à un entomologiste tout à son plaisir d’avoir découvert un spécimen rare, et incapable de ne pas en faire part au plus grand nombre possible de lecteurs, un psychiatre, voire un antipsychiatre, tout à son affaire de cas clinique à la marge, et qui pourrait même, à son avis, remettre en cause toute l’étiologie médicale sur laquelle repose le sort souffrant du monde (un nouveau Jean Itard, en quelque sorte, ou un nouveau Ronald Laing).

   Bartleby arrive donc un jour dans ses bureaux, après qu’il a publié une annonce pour un emploi de copiste : « En réponse à ma petite annonce, un jeune homme apparut immobile, un matin sur le seuil de mon étude : la porte étant ouverte, nous étions en été. Je revois encore cette silhouette, livide et nette, pitoyablement respectable, d’un désespoir incurable ! C’était Bartleby. »

   Quel était, au XIXème siècle à Wall Street, alors même que la Bourse venait d’être inaugurée, le travail de copiste, pour lequel un homme tel que Bartleby « pitoyablement respectable, d’un désespoir incurable », pouvait être embauché ? La fiche de poste était assez simple à saisir : il ne s’agissait de rien de moins que de recopier des actes juridiques. Un travail, en somme, ingrat qui ne requérait pas de diplômes, mais une belle écriture : aucun besoin, aussi, de lettres de recommandation pour être employé, la respectabilité pouvait bien être pitoyable : « Après m’être enquis en quelques mots, de ses références, je l’engageai, heureux d’adjoindre au corps de mes copistes un homme d’aspect si singulièrement posé. »

   D’où qu’il vienne, n’importe quel homme, ayant quelques connaissances en écriture, aurait fait l’affaire, selon le narrateur. N’importe qui. Tout le monde et personne dans le même temps, de Dieu à Job, mais sachant écrire.

   Il faut bien ici se rendre compte d’une chose, avant d’en arriver au petit livre de Frank Smith, Fonctions Bartleby, avant même de parler, avec Fonctions Bartleby, des autres livres et textes ayant traité, avant lui, du cas Bartleby. Du flot de copistes ayant repris la copie de l’avoué quasiment noir sur blanc, afin de faire l’éloge du Spécimen B. qu’était, selon eux, Bartleby. De la somme des gloses et exégèses qui, depuis les années 80, jusqu’à nous, reprend les lignes de l’avoué, sans l’avouer, sans un aveu à ce propos, pour jouer à nouveaux frais le « Spécimen B », en somme répéter, à quelque chose près, recopier, à un cheveu de l’original, un acte d’avoué publié en 1853 : le narrateur, du roman de Melville, joue la carte d’une hospitalité absolue, inconditionnelle, avec un homme qu’il a employé ; il joue le rôle du maître de céans qui, comme le narrateur de Klossowski, dans Les lois de l’hospitalité, accueille chez lui les amants de sa femme Roberte. Mais il joue seulement, c’est-à-dire, comme on verra, qu’il interprète le rôle d’un homme ayant été dépossédé de ce qu’il est par un individu dont il voudrait encore nous faire croire qu’il est un saint – ayant été dépossédé, en somme, affirmera-t-il, par ce qui dépasse la sphère profane des humains, quelque chose qui, de Job à Dieu, est au-delà de nous, alors même qu’il n’a rien fait d’autre que de laisser mourir un de ses employés, et qu’il pourrait être lui-même arrêté pour ne pas avoir prêté assistance à une personne en danger. Et tout le récit de Melville n’est qu’un paravent de mots derrière lequel un faible cache le cadavre d’un homme qu’il a regardé mourir.

     S’il y a un scandale Bartleby, il est dans la réception de l’œuvre même de Melville : de tous ces écrivains ayant écrit à partir du paravent du maître et de son acte juridique « Specimen B. », de Blanchot à Frank Smith, en passant par Deleuze, Enrique Vila-Matas et Jean-Yves Jouannais.

*


    Dans le récit qu’il fait de lui, l’avoué apparaît donc à son avantage : c’est l’hôte, l’hôte qui invite dans ses locaux le spectre et parasite B. Mais c’est un hôte mobile, tandis que le parasite est immobile (et pour cause). Tout va donc bien au début, B. se met à la tâche avec ardeur, semble-t-il, et l’avoué l’apprécie : « Au début, Bartleby accomplit des quantités extraordinaires d’écriture, précise-t-il. Tel un homme affamé de copies, il semblait se repaître de mes documents. » Mais, trois jours plus tard, tout change. L’avoué appelle Bartleby pour venir collationner un document et celui-ci lui répond : « I would prefer not to. », qu’on pourrait traduire, de façon littérale, par « Je ne préférerais. », si le ne explétif français pouvait s’entendre dans une proposition simple, comme on peut l’employer de façon correcte dans une phrase telle que : « Je crains qu’il ne vienne. », qui fait entendre (après l’emploi d’un verbe au subjonctif) la possibilité qu’un individu vienne et son contraire. « Je ne préférerais. », s’il était correct dans notre langue, devrait exprimer et marquer une hésitation, un hiatus entre préférer et ne pas préférer, quelque chose comme un écart absolu entre 0 et 1.

    Une telle réponse laisse, dès lors, le narrateur perplexe : qu’a-t-il entendu ? et a-t-il bien entendu, d’ailleurs ? Est-ce oui ? est-ce non ? Comment interpréter, de façon obvie, une telle phrase ?

    « I would prefer not to », puisque formule-limite, devient le prétexte que se donne alors l’homme de loi : une sorte d’indécision souveraine ou insidieuse l’empêchant de donner à B. son congé – un peu comme si son cerveau, pris de court, s’était mis à ramer pour faire entendre, dans un format correct, l’assertion du scribe – comme un arrêt du temps, un blanc dans la conversation – un tel subterfuge servant à – une faille, voyez-vous, à la césure : est-ce un non ? est-ce une erreur de syntaxe ? nos oreilles nous ont-elles fait entendre les bons mots ? et vous-même êtes assez indécis à ce propos – comme si un homme, à l’instar d’une machine, avait besoin de mots précis, mis dans un ordre lui-même précis, pour entendre – comme si le contexte n’était pas suffisant là pour saisir l’ensemble, lorsque nos oreilles défaillent ! « I would prefer not to » n’est évidemment pas une formule littéraire, une méthode de résistance passive ou un manifeste anarchiste et non-violent, mais le subterfuge d’un salop.

    Quatre jours plus tard, c’est le propre travail d’un long document, recopié à la main par Bartleby en quadriparti, que l’avoué cherche à collationner avec lui : nouvel « I would prefer not to » Cette fois, le narrateur était avec ses trois autres employés dans son bureau et il les a pris à témoin de l’affront que B. lui faisait, puis il s’est déplacé jusqu’au paravent, ce paravent qu’il avait installé dans son couloir entre son scribe et le reste du monde : B. était là, B. est toujours là, et il continuait à recopier ses actes, comme si de rien n’était. « Quelle mouche le pique ? s’est alors demandé l’homme de loi. A-t-on jamais vu un copiste refuser de collationner un document ? » Mais il décida de revenir sur cet incident ultérieurement et il retourna à ses dossiers.

    Les jours filent, puis, un jour, à nouveau : « Je ne préférerais » « Je ne préférerais quoi ? se demande, encore une fois, l’avoué, jetant à nouveau un nez derrière le paravent du scribe. Qu’est-ce que tout cela signifie ? » L’homme de loi affirme donc avoir, à nouveau, l’idée de renvoyer Bartleby, mais il ne le fait pas par compassion, pour se donner bonne conscience. C’est aussi le moment où il prétend découvrir la précarité de B. qui survit en mangeant exclusivement des biscuits au gingembre. – Un tel régime aurait dû, là, alerter le narrateur, en tout cas l’avertir qu’il y a un problème, mais il n’en est rien, naturellement. – Manger, diète exclusive de gingembre, pourquoi pas, non ? Après tout, c’est son problème. Chacun est libre de vivre comme bon lui semble. Et qui sommes-nous pour affirmer qu’une alimentation est meilleure qu’une autre ?

    Deux, trois pages plus loin, nouveau Je ne préférerais quoi oui quoi non. C’est ainsi, il faut s’y faire. Non, décidément, B. ne daigne travailler que sur copies ! Après cela, il refuse d’aller à la poste. Enfin, son employeur l’appelle plusieurs fois, sans qu’il ne lui réponde. « Bartleby ? Bartleby ? » Bartleby est là, mais il n’est pas là. Il n’est là, un peu plus, un peu moins, selon ce que vous entendez dans l’assertion. On peut trouver fastidieux un tel relevé des faits, surtout que l’affaire est entendue, ultra-citée. Bartleby devrait faire exploser le curseur Impact text qui mesure le nombre de citations émises d’un auteur, dans un article universitaire que personne ne lit. Mais, lorsqu’on a la charge d’un tel dossier d’instruction, on se doit, comme avocat du diable, de rechercher la petite bête, avant ou après la canonisation du saint. Et ici, comme on le voit, le saint B. n’aurait pas dû être béatifié : le modèle échafaudé par le narrateur de Melville, et dont se sont emparés les écrivains dits « négatifs », est une mystification.

     Donc, je ne reprends, je ne poursuis : nous en arrivons au fameux dimanche matin, où l’avoué décide, sur un coup de tête, d’aller à son étude sur Wall Street – et c’est là, comme on l’a vu, que Bartleby lui ouvre. « Qu’est-ce qu’il faudrait pour que ce singulier copiste ne nous quitte ? », se demande l’avoué en revenant chez lui sur cette entrefaite – et c’est là, encore une fois, qu’une grande compassion, oui, GRANDE compassion, en même temps qu’une GRANDE mélancolie, le prend : « Il ne faudrait qu’il ne nous quitte, n’est-ce ? Comment un néant tel que B. n’est possible ? Comment un tel néant chez moi ! » Car il est à peine un néant, une impression de néant seulement : un Presque rien.

    Le lendemain, comme on l’a vu, l’homme de loi demande à Presque-rien de lui parler de lui : « Je ne préférerais. », lui répond-il alors. Cela devient, à cet instant, une comptine, un jeu de chat et de souris, voyez-vous. Le chat cherche à garder son masque blanc d’humain ou de gentil sur la tête : « On ne peut tout de même, cela ne se fait de raconter sa vie, nous en avons tous une, n’est-ce ? Nous n’en avons, n’est-ce ? Nous n’en avons, c’est sûr. » Et c’est là que l’avoué prend aussi conscience que ce « Ne préférerais pas oui pas non », ce ne explétif, tout dans l’expectative, est contagieux, puisque lui-même et ses trois autres scribes, maintenant, avec B., l’emploient.

    – Altercation de Pince-nez qui veut, après là, frapper B., puisqu’il ne fait, puisqu’il ne fait… c’est rageant, c’est rageant, ce fait de pas, qu’il n’y ait pas, qu’il n’y ait rien, ça rend fou, ça rend fou ! Vous vous rendez compte ? Mais l’avoué s’interpose : « De ça, chez moi ! s’exclame-t-il. Vous ne m’entendez ? Retournez derrière votre pupitre, Pince-ne, Pince-nez ! » Et Pince-ne s’exécute.

    Le lendemain, Bartleby ne fait plus rien du tout et il ne fera plus rien jusqu’à la fin, mis à part dire : « I would prefer not to. », et ce, non pas parce qu’il est malade, selon l’avoué, mais parce que c’est un spécimen.

    – Puis, l’avoué déménagera de son étude en laissant Bartleby seul dans un coin de local vide. Puis, les nouveaux locataires, intégrant son bureau, se plaindront de Bartleby et l’enverront en prison pour vagabondage, alors que celui-ci n’a rien fait que demeurer reclus derrière une fenêtre qui donnait sur un mur aveugle. Et le chat avoué, bien mielleux, bien humain, et charitable, et généreux, ira deux, trois fois la semaine dans la cour d’une prison, pour voir où en est sa souris. – Enfin, celle-ci meurt, comme si de rien n’était. Et c’est beau, ce néant d’homme, c’est aussi très triste, ce Presque-rien qui meurt d’inanition. Et tout lecteur sensé, qui se respecte, pleure, à ce moment-là, avec l’avoué. Tout le monde pleure.

*

Photogramme du Procès (Orson Wells, 1963)
Photogramme du Procès (Orson Welles, 1963)

Photogramme du Procès (Orson Welles, 1963)


 

 

 

 

 

   La copie de l’acte d’avoué « Spécimen B. » commencera donc, en 1980, avec l’écrivain Maurice Blanchot, dont les histoires d’effacement sont devenues la marque. Selon Blanchot, Bartleby, c’est la figure de l’écriture désastreuse, l’image d’un copiste devenu complètement neutre à force d’érosion de vie et qui raye, chaque fois, des lignes de pages noires de mots sur le même sillon. Du coup, quelque chose dérape avec son I.W.P.N.T. : dans le mur de papier sous lequel reposent nos soubassements, un trou apparaît ; derrière lui, une eau noire croupit, celle de nos rêves mort-nés. Voilà, selon Blanchot, le trou que creuse involontairement Bartleby dans son sillon. Dans son essai L’écriture du désastre, l’auteur, en des fragments brisés, affirmait alors : « Je suis Bartleby. », comme Flaubert l’avait fait jadis pour Emma Bovary ; et là, d’une certaine façon, l’avoué avait gagné. Qui oserait contredire un écrivain tel que Blanchot ? De ce que Bartleby, initialement, voulait, de ce qu’il était, on ne souhaitera plus rien savoir, et surtout pas qu’il était vraisemblablement malade. À partir de là, chaque lecture du texte melvillien reprendra l’aiguillage choisi par Blanchot pour le scribe, qui est précisément l’acte de loi établi par l’avoué pour son « spécimen B. » ; chaque nouveau lecteur devra devenir copiste et creuser davantage le trou, espérant, par là même, que l’eau noire ne s’engouffre par l’orifice dégagé ; et le trou va donc grossir, et les flots d’encre traverseront les rames de papier ; mais d’eau noire s’y échappant réellement, jamais, bien que certains auteurs, comme on va voir, en aient rêvé, et, peut-être, y rêvent encore...

    En 1989, dans la postface au récit de Melville, « Bartleby, ou la formule », le philosophe Gilles Deleuze poursuivra donc le trou, focalisant davantage encore sur l’effet que provoque la formule de B. sur l’avoué, transformé, pour l’occasion, en suppôt du régime capitaliste, à Wall Street : « [Bartleby] ne veut dire que ce qu’il dit, littéralement, déclare alors Deleuze. Et ce qu’il dit et répète, c’est JE PRÉFÉRERAIS NE PAS, I Would prefer not to. C’est la formule de sa gloire, et chaque lecteur amoureux la répète à son tour. Un homme maigre et livide a prononcé la formule qui affole tout le monde. » 

    Selon Deleuze, un tel ne explétif logé dans la formule de B. est un nœud gordien résistant contre le système capitaliste au plus près des rapports maître-esclave, une « machine-schizo-clé-en-main » capable de subvertir tout postulat, que celui-ci soit littéraire, philosophique, dialectique ou politique : « Bartleby n’est pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le Medecine-man, le nouveau Christ ou notre frère à tous. », écrit-il, en conclusion de « Bartleby, ou la formule ».

 

    Et c’est d’une telle « machine-schizo-clé-en-main » que se saisiront, en 2000, les philosophes et écrivains Toni Negri et Michael Hardt, dans un essai politique, Empire, comme s’il s’agissait d’une arme. Le chat avoué se pourlèche, à cette époque, les babines : jamais il n’aurait imaginé qu’on pût lui apporter une communauté de souris bartlebiennes toutes prêtes à agoniser devant lui ! En outre, dans Empire, ce sont des souris ayant pris conscience du caractère aliénant de leur condition sociale et cherchant, contrairement à B., à organiser leur multitude : le jeu de chat et de souris change donc de forme. Toni Negri et Michael Hardt précisent à ce sujet dans Empire : « Nos lignes de fuite, notre exode doivent être constitutifs et créer une véritable alternative. Au-delà du simple refus, ou dans le cadre de ce refus, nous devons aussi construire un nouveau mode de vie et avant tout une nouvelle communauté. Ce projet ne mène pas à la vie nue de l’homo tantum [soit l’homme nu, tel qu’était Bartleby] mais vers l’homohomo, l’humanité au carré, enrichie par l’intelligence collective et l’amour de la communauté. »

   B. devient, en l’occurrence, avec Negri et Hardt, l’embryon d’une communauté future, celle de « l’homohomo », ou humanité au carré, qui serait capable, par elle-même, de résister à l’ordre capitaliste en adaptant sa résistance. Et, par la suite, des manifestations comme celles contre le G8, celles des Indignés à Wall Street en 2011, Nuit debout à Paris en 2016, celles, actuelles, des mouvements écologistes ou encore des gilets jaunes témoignent toutes de l’embryogénèse de telle communauté issue de B. Or, depuis qu’on a assisté, aux Etats-Unis comme en France, à la destruction des parti traditionnels, au moment de l’investiture de Macron puis de Trump à la présidence, on ne peut que s’étonner de la clairvoyance de l’analyse politique d’Empire, puisque, actuellement, nos hommes politiques eux-mêmes sont plus proches d’un Bartleby que d’un César.

    Toni Negri est un philosophe ayant été un des leaders politiques du courant operaïste, en Italie durant les « années de plomb », lors des révoltes étudiantes et ouvrières, à la fin des années 60. Ce courant post-marxiste a tissé, à l’époque, des liens avec Giorgio Agamben, un autre philosophe italien qui va bientôt nous intéresser, puisqu’il a aussi écrit des textes sur Bartleby et qu’il s’est retrouvé, après cela, à l’origine d’une controverse avec Toni Negri. Durant les années de plomb, le mouvement opéraïste s’est opposé farouchement, avec ses militants et d’autres organisations de gauche, à la politique du parti communiste italien qui s’est lamentablement compromise, à l’époque, avec la Démocratie chrétienne et la bourgeoisie. Contre le modèle traditionnel du militant communiste, mais aussi contre le modèle de l’intellectuel organique développé par Gramsci dans ses écrits de prison, Toni Negri et son mouvement operaïste ont alors élaboré la théorie de l’ouvrier masse, à savoir de l’Italien du sud venu, à l’époque, vendre sa force de travail dans les industries du Nord et les usines Fiat. Un tel type de prolétaire était considéré comme étant « pur » par Negri et l’opéraïsme, puisqu’il était sans conscience de classe ; il était aussi un ouvrier non qualifié, et, par là même, rejeté par les organisations syndicales traditionnelles qui voyaient en lui une menace pour leurs acquis sociaux. L’ouvrier italien non qualifié devint, dès lors, un « spécimen B. » pour l’opéraïsme, un spécimen dont Toni Negri accompagna les résistances avec son mouvement et dont il fit non seulement l’éloge de la spontanéité, mais conçut aussi celle-ci comme étant déterminante dans l’évolution des orientations politiques et sociales de la gauche.

    Après l’arrestation des Brigades rouges, Toni Negri fut suspecté par le gouvernement italien pour ses thèses politiques et il dut s’exiler en France, et c’est là qu’il a été influencé par la philosophie de Deleuze et le courant post-structuraliste français. Les contours de son spécimen B. ont alors changé de forme pour lui, puisqu’ils ont suivi les développements du prolétariat dans le secteur tertiaire ; et l’ouvrier italien du sud est progressivement devenu, pour le philosophe, le travailleur intellectuel précaire, touché par la mondialisation, que l’on connaît.  

     Un point, ici, sur la logique des appareils syndicaux italiens des années 60-70, même si ce point dépasse largement le cadre de ce dossier d’instruction. Mais les transformations du spécimen B. sont telles, comme on le voit, qu’une parenthèse politique s’impose ici : c’est parce que les cadres italiens de ces appareils syndicaux dépendaient non seulement, à l’époque de la politique des dirigeants du Kremlin, mais aussi de la préservation de leurs propres intérêts corporatistes qu’ils n’ont pas cherché, ou pas su, non pas assimiler, intégrer ou inclure ces « ouvriers masse », mais les émanciper, comme les appareils syndicaux des colonies n’ont pas cherché à émanciper les ouvriers indigènes, ni non plus, aux Etats-Unis, les appareils syndicaux américains des années 60 et 70 ayant dû travailler avec la main d’œuvre noire et portoricaine. Et l’on en revient ici, indirectement, à la question du lumpenproletariat telle qu’elle fut considérée, de manière divergente, par Marx et Bakounine à la fin du XIXème siècle, durant la première Internationale. Le spécimen B. devient là l’image du lumpenproletariat mondial et du problème qu’il pose depuis toujours aux cadres militants à gauche. Car, qu’est-ce donc que ce nouveau type de spécimen B., sinon l’étranger ou le nouveau-venu avec qui l’ouvrier doit travailler, mais qui n’a pas de « savoir-être » ni de « savoir-faire », et que l’on doit pourtant former, si l’on veut garder les cadences ou les freiner ? Or, un seul et unique B., ce n’est rien, non, cela peut même s’intégrer facilement, mais une masse, une multitude, un afflux ininterrompu de B. dans les usines et les entreprises ? Qu’est-ce qu’on fait lorsqu’il y a un dumping social et une inflation des flux de main-d’œuvre ? Après avoir empêché l’évolution des syndicats sur le terrain international, le génie du système capitaliste, à l’époque, est d’avoir su mettre les cadres syndicaux des boîtes dans la situation de l’avoué de Wall Street face à Bartleby.

    L’autre philosophe italien, s’étant intéressé, un temps, au spécimen B. de Toni Negri, c’est Giorgio Agamben. La divergence sur la conception politique du spécimen B. entre lui et Toni Negri, vient principalement d’un texte d’Agamben, intitulé La communauté qui vient, qui a été publié en français en 1990. Dans ce texte, le philosophe italien cherchait à définir ce qu’est un homme quelconque (l’uomo qualunque), un homme non identifié et sans signe distinctif, et il illustrait sa définition à partir des modèles que présentaient pour lui les personnages des récits de Robert Walser ou le Bartleby de Melville. Selon lui, Bartleby présentait ce qu’il appelait une « vie nue », une vie, qui n’aurait, peu ou prou, pas d’appartenances sociales ni de cartes de parti : un être sans signe distinctif, mais aussi, dans le même temps, une virtualité de possibles, une virtualité de résistances telle que celle-ci se manifeste dans le « Je ne préférerais » : « Bartleby, c’est-à-dire un scribe qui ne cesse pas simplement d’écrire, mais « préfère ne pas », est la figure la plus extrême de cet ange, qui n’écrit rien d’autre que sa puissance de ne pas écrire. », déclarait Agamben, après avoir parlé de l’ange comme symbole de l’intellect agent, dans la tradition musulmane.

    Bartleby, en l’occurrence, c’est la puissance de n’écrire. Or, selon Agamben, l’humanité, le sort humain ne se définissait plus, depuis la fin des années 70, en termes de classes, puisque la petite bourgeoisie planétaire s’était, selon lui, développée, entre temps, sur toute la surface du globe et qu’elle s’y baladait quotidiennement, apathique et frustrée par la société de consommation, et, par là même, devenant progressivement une vie nue, comme l’était jadis, selon lui, l’âme du défunt non chrétien, dans ce que l’eschatologie catholique romaine avait appelé « les limbes », ou bien les personnages de Robert Walser se promenant, heureux et satisfaits de n’être rien ou Presque-rien, dans les campagnes allemandes. C’est cela, cette communauté qu’Agamben prétend voir venir : des « vies nues » ayant réussi à se débarrasser de la société de consommation et du capitalisme ; et il écrivait alors à ce sujet, dans La Communauté qui vient :

    « – si les hommes pouvaient, autrement dit, ne pas être ainsi, selon telle ou telle identité biographique particulière, mais être seulement le ainsi, leur extériorité singulière et leur visage, pour la première fois l’humanité accéderait alors à une communauté sans présupposé et sans objet, à une communication d’où serait évacué l’incommunicable.

    Sélectionner dans la nouvelle humanité planétaire ces caractères qui permettent sa survie, déplacer le diaphragme qui sépare la mauvaise publicité médiatique de la parfaite extériorité qui communique uniquement soi-même – telle est la tâche politique de notre génération. »

    De La communauté qui vient à L’insurrection qui vient du Comité invisible, il n’y aura, en somme, qu’un pas : le Comité invisible sera le spécimen B de Giorgio Agamben. Le philosophe italien fait alors la connaissance de Julien Coupat et de celle d’autres jeunes écrivains français, avec lesquels il fonde, en 1998, la revue Tiqqun. La suite est connue : la revue, revenant sur certaines thèses avancées dans un essai de leurs mains, La théorie du Bloom, affirme, entre autre, que le vide existentiel des Bartleby et des Leopold Bloom modernes, rejouant, à nouveaux frais, le rôle d’Ulysse, dans Dublin, Wall Street ou de toute autre cité moderne et fonctionnelle, un tel vide confine, en somme, au désespoir et peut, par extraordinaire, entraîner certains hommes à tirer sur leurs proches, chez eux, sur un campus universitaire ou dans la rue, comme Lacenaire. Et le spécimen B., ayant pris, pour l’occasion le nom de Tiqqun, se met alors à écrire, sans broncher : « Il y a quelque chose d’objectivement terrifiant dans ce triste quadragénaire qui sera demeuré jusqu’au moment du carnage, le plus normal, le plus plat, le plus insignifiant des hommes moyens. Jamais on ne lui a entendu déclarer sa haine de la famille, du travail ou de sa banlieue petite bourgeoise, jusqu’au petit matin où il se lève, se lave, prend son petit-déjeuner alors que sa femme, sa fille et son fils dorment encore, charge son fusil de chasse et leur fait à tous trois discrètement sauter la cervelle. Devant ses juges, comme devant la torture, le Bloom restera muet sur les motifs de son crime. Pour partie parce que la souveraineté est sans raison, mais aussi parce qu’il pressent que c’est au fond la pire atrocité qu’il puisse faire subir à cette « société » que de le laisser inexpliqué. »

    – Jusqu’à ce que les attentats du 11 septembre 2001 ne poussent le groupe Tiqqun à se dissoudre, de peur qu’une telle conception du meurtre surréaliste ne puisse être identifiée comme étant proche du terrorisme islamiste, ou qu’elle ne souffre, de la part des sociétés de contrôle, d’une assimilation à une quelconque identité ou revendication claire que ce soit. Ce qui amènera, en 2008, à l’affaire de Tarnac, dans laquelle Julien Coupat a été mis en examen, et qui a fait l’objet, l’année dernière, d’un non-lieu. – Victoire donc, semble-t-il, pour la justice ! Victoire, non, pas tant que ça. Puisqu’un tel non-lieu, par manque des preuves des crimes de Dieu, peut encore être considéré, a posteriori, comme étant une victoire pour l’avoué de Wall Street : il ne faudrait surtout pas qu’un meurtre surréaliste trouvât à rentrer dans la galerie des profils établis par le criminologue Cesare Lombroso. Certains gestes criminels, comme le sabotage d’un container, doivent rester inexplicables et mystérieux, que ces gestes soient issus d’un individu quelconque, d’un lobby financier, d’une religion ou d’un Etat. Et l’on sent, par je ne sais quelle main invisible, qu’on doit faire tout notre possible pour que de tels gestes conservent leur aura mystérieuse.  

    Au concept de la vie nue d’Agamben, Toni Negri revenait alors en 2008, quelque temps avant l’affaire de Tarnac, sur celui d’homohomo, ou humanité au carré, pour sa propre communauté post-bartlebienne : un homohomo qu’il nommait, pour l’occasion, un « monstre », et qui est proche du Corps Sans Organe et de la philosophie nomade de Deleuze et de Guattari. Dans « Le monstre politique », Negri émettait, à ce propos, une critique virulente de la vie nue de Giorgio Agamben, dans laquelle il mettait en garde contre ce qu’elle avait d’idéologique :

    « Nous pensons, écrivait-il, que l’« idéologie de la vie nue », tout comme l’industrie du génome, l’ingénierie biogénétique et les prétentions de domination de l’espèce, est une mystification qui doit être combattue.

    Les Vietnamiens qui se sont battus étaient-ils nus ? Les Noirs des ghettos en révolte étaient-ils nus ? Les ouvriers ou les étudiants des années 1970 étaient-ils nus ? Quand on regarde les photos de l’époque, on a plutôt l’impression du contraire – à moins que les premiers aient été dénudés par le napalm, et que les seconds, en se déshabillant, aient décidé de témoigner ainsi de leur liberté… Non, nos héros étaient au contraire vêtus – couverts de passion, de grosses écailles de puissance… et de ces vêtements-là, ils ont fait une politique, une mode et une musique… Ils ne pouvaient pas être nus : ils portaient sur les épaules trop d’histoire, ils étaient couverts d’historicité, ils en ruisselaient. Pourtant, certains affirment que l’homme peut présenter au pouvoir un corps nu. Le sens de cette image reste douteux : est-ce l’homme qui est nu ou le nu qui est homme ? Est-ce la nudité qui fait l’homme ou l’inverse ? »

    Et Negri, alors, qu’est-ce qu’il fait, lui, avec toute cette multitude non nue de communautés qui se battent pour survivre ? Il ne peut maintenant plus décrire leurs combats qu’après coup, en applaudissant, sur une corniche près du théâtre des opérations, toute la nouvelle et inédite spontanéité dont les réprouvés font preuve pour devenir monstrueuses et survivre. Qu’est-ce qu’un économiste de la prise de parole comme Albert Hirschman aurait dit de toute cette intelligence philosophique au service de la lutte de communautés soi-disant post-bartlebiennes ? Il aurait dit qu’elle doit avoir un résultat. Alors, quels résultats pour Bartleby, la vie nue ou le General Intellect ? On n’en sait rien, je n’en sais rien : depuis le temps qu’on écrit sur Bartleby, on en a oublié le motif de toute cette encre.

    Mais ça écrit toujours, voyez-vous. Ça écrit toujours. Regardez même, à côté de ce Bartleby politique, il y a le spécimen B. en art, avec l’essai Artistes sans œuvres de Jean-Yves Jouannais ou, avant lui, le spécimen B. des écrivains négatifs : Bartleby et cie d’Enrique Vila-Matas. Regardez comme ça s’écrit toujours et dans tous les sens…

    Le trou se fait, s’enfonce, le mur s’effrite toujours, de l’encre noire, oui, on en a les traces, mais l’eau noire, derrière le mur, où est-elle ? Quand cette eau noire va-t-elle jaillir, se déverser et inonder à nouveau la ville d’Ys ? On peut se le demander.

*

Shining (Stanley Kubrick, 1980)

Publié en 2015, Fonctions Bartleby, bref traité d’investigations poétiques du poète et vidéaste Frank Smith recadre la focale sur la formule de B. « I would prefer not to. ». Dans un court essai composé de fragments numérotés, comme l’était un peu L’écriture du désastre de Blanchot, le poète en revient à la lettre du texte, à une lecture flottante et naïve, qui se joue des arrières-plans du récit de Melville et des off-screen. Le cadavre de Bartleby est donc, à nouveau, laissé de côté : la lecture est littérale, comme l’envisageait déjà Deleuze dans sa postface.

     L’hypostase de saint Bartleby est intéressante ici, puisque Fonctions Bartleby s’ouvre dès son premier fragment sur le processus que noue le lecteur avec le récit de Melville, mais il s’agit cette fois d’un processus ouvert, agissant. Et on pense naturellement aux notions de lignes, de flux et de territoires chez Deleuze et Guattari :

   « 1 – Flux ouverts. Lignes, dans quelqu’un au pluriel, du dehors. Qui se tordent. Sans début, ni fin. Lignes de mots océaniques et aériennes. Lignes de océaniques mots tout court. Lignes de mots de vie en dehors et perspective. Qui se développent et qui se tordent. En puissance du dehors. Aériennes. Bartlebying : un processus toujours en cours qui s’incruste dans une pensée de lecteur à vif. »

     Entre le fragment 1 et le 2, la description de ce phénomène de Bartlebying se précise :

« 2 – Le commencement aurait déjà eu lieu. Le commencement aurait déjà commencé. Qui se développe et se tord. Le commencement aurait déjà commencé. Dans personne. Tordu déjà. Il n’y a pas de « mystère Bartleby », jamais B. ne s’est dissimulé. Le fracas d’angles obtus et flous qui a toujours défini sa personne doit céder la place à un faisceau de lignes et de perspectives inédites, aérées. Comme si « l’expérience Bartleby » faisait l’objet d’une mise au point poétique toujours à renouveler. On ne peut que s’y rendre disponible. »

   La lecture de Bartleby amène donc le lecteur à un hors-temps qui fait penser au pli, à la torsion baroque des personnages sur les tableaux de Greco ou les dessins des visages de Giacometti. Or ce pli, cette torsion baroque qui prend à vouloir interpréter toujours le visage de B. semble infinie, puisqu’elle a déjà eu lieu, est-il précisé dans l’essai. Et il faut prendre ces plis, ces torsions pour ce qu’ils sont, sans s’arrêter à une quelconque interprétation. Le Bartlebying, chez Frank Smith, est donc la dynamique des lectures et des interprétations du spécimen B., depuis celui de Melville jusqu’à nous.

   Dès lors, la critique de Bartleby, toute énonciation critique de Bartleby passée, présente ou future est suspendue : il y a une mise entre parenthèses souhaitée, une suspension attendue dans ce je qui lit, imagine ou conçoit B. : « Je pose la question de la formule [I would prefer not to], poursuit alors Frank Smith, et je préférerais ne pas dire je, mais dire au-dehors du dehors. »

   Nous sommes donc aux confins de l’identification à Bartleby, dans un acte de lecture proprement iconoclaste et même gnostique, comme on va voir : le corps de B. est ici totalement nié, purement et simplement enlevé de sa croix et de son calvaire, comme un Christ gnostique.

   Il faut se rappeler ici, que, au deuxième siècle de notre ère, pour le courant gnostique, Jésus, comme tout élu, tout homme saint ou sage, ne pouvaient avoir de corps et de présence physique : les élus gnostiques eux-mêmes préféraient ne pas. Ou, plutôt, tout élu était double : il avait un corps physique et illusoire, puisqu’émanant du faux dieu, appelé par les gnostiques caïnites ou sethiens le démiurge, et un corps véritable et caché, émanant d’un dieu lui-même caché, et qui était pourtant le vrai dieu. C’est pourquoi la première phrase du Credo catholique romain est « Credo in unum deum » Et cette insistance, au début du Credo, à affirmer l’unité de dieu n’est pas fortuite, au contraire.

   Et il est intéressant de voir comment un courant comme la gnose a pu évoluer chez certains auteurs, écrivains et philosophes au vingtième siècle, comment il y a eu des Barrès, des Hans Jonas, des Habermas ou des Yves Bonnefoy, d’un côté, et des D. H. Lawrence, des Georges Bataille, des Calaferte ou des Ernst Bloch, de l’autre, créant une gnose proprement matérialiste. Lisez, par exemple, L’esprit de l’utopie du philosophe allemand Ernst Bloch. Ernst Bloch, c’est un prêtre gnostique qui a pour arme heuristique le matérialisme historique de Marx et Engels. Puis il y a le philosophe Hans Jonas qui vient et joue les Irénée de Lyon contre l’éthique gnostique du Principe espérance de Bloch. Dans cette forme moderne, et athée souvent, de gnose, ce n’est plus dieu qui est double, mais la réalité. Le nouveau gnosticisme affirme que la réalité est double, relative, multiple et changeante, et c’est contre cette dualité affirmée du réel que des inquisiteurs se lèvent à nouveau.

   Des inquisiteurs, comme nous, se lèvent donc aujourd’hui et ils se lèveront aussi demain, que ce soit afin de lutter contre de redoutables homohomos mécréants et très méchants, mais même aussi et surtout contre un petit opuscule un peu fruste et austère, comme celui de Frank Smith, traitant de Bartelby.

   Donc, là, comme tout bon avocat du diable qui enquête, qu’est-ce qu’on fait, lorsqu’on suspecte qu’un homme, comme Frank Smith, croie que dieu (unum deum), le réel ou le spécimen B. est double ? Qu’est-ce qu’on fait devant Fonctions Bartleby de Frank Smith ? On cherche, bien évidemment, des signes d’impiété face au réel, de ces croix, de ces crucifix où le corps du Christ ou de B. est occulté. Il faut donc étudier comment, dans les Fonctions Bartleby de Smith, la représentation du spécimen B. est niée pour être remplacée par un simulacre.

   Donc, que nous dit Frank Smith, dans notre dernière citation de son texte ? « Je préférerais ne pas dire je » Voilà. La formule de B. parle pour lui, mais aussi, maintenant, pour celui qui l’entend, l’accueille dans le silence de sa lecture. En l’occurrence, Bartleby n’est pas un modèle qu’on imite ou auquel on pourrait s’identifier, puisque, non seulement les contours de ce personnage se plient et se tordent, quand on cherche à les interpréter, mais l’identité du lecteur elle-même, en accueillant le récit de Melville et de ses affidés, même le lecteur critique de B. préférerait ne pas se tordre ni se plier avec lui, qu’il souhaiterait, en somme, ne pas s’incarner / se désincarner en B, ni même aussi en ce qu’il est : un homme, identifié par une face, ou une Mana porteuse d’un moi concret, et des interactions sociales y afférentes.

   La proposition « I would prefer not to » devient alors une expérience de pensée : un lecteur fait, en même temps qu’il ne fait pas, l’expérience d’un simulacre ; et l’expérience de pensée se précise, se fortifie, se poursuit : « Il s’agit… de s’inventer une forme-vie monde en faire question. », écrit Frank Smith. Voilà ce que donne le fait d’intensifier sur le « ne pas » en fin de phrase, ou de faire que le ne explétif dans « Je ne préférerais », ce ne-là ne contamine la langue, ne la virtualise en somme, et, avec elle, le réel. Imaginez un monde dans lequel rien ne serait certain, rien puisque le réel, à travers la proposition de B., serait non tranché, en équilibre instable toujours, entre oui-non, vrai-faux, juste-injuste, bon-mauvais : voilà les Fonctions Bartleby, voilà l’expérience de pensée à laquelle nous convie Frank Smith. Et donc, en un certain sens, oui : I.W.P.N.T. est « une proposition-front, un dispositif poético-politique. », comme le poète le souligne plus loin. Une ataraxie, en somme, allant jusqu’à court-circuiter le réel le plus immédiat.

   Et donc, cela pose la question du nous, et, avec telle question, la question de la communauté, la question de la cité. Quel est donc ce nous qui s’incarne et se désincarne, est et n’est pas, reste et fuit, dans le même temps ? Ce n’est pas une nation, ce qu’est devenu le « nous » du commun dans Fonctions Bartleby, c’est tout juste une communauté d’amis et de sages, telle que Diogène de Sinope en a rêvé dans sa République, c’est aussi à mille lieues du nous, tel que l’écrivain révolutionnaire Victor Serge l’a énoncé dans son récit Naissance de notre force, ce n’est pas la multitude ou l’ouvrier-masse de Toni Negri, ce n’est pas la vie nue de Giorgio Agamben, ce n’est pas non plus le Bartleby-politesse-du-désespoir qui scande la fin de L’Intelligence du mal, l’un des derniers essais de Baudrillard, c’est cela et ce n’est pas cela, dans le même temps :

     On préférerait ne pas dire on.

     On se virtualise alors, devient une clausule.

     – Au fragment 63, on peut lire :

   « Donc : la proposition de B. n’est pas, elle n’est pas l’amorce d’une directive politique, ne garantit aucun franchissement d’actions progressistes…

   elle est en fonction, elle doit être branchée pour fonctionner… »

     – Elle ne doit fonctionner !

     C’est pourquoi je ne condamne, je ne condamne, j’aimerais ne condamner Frank Smith pour défaitisme, œuvre déceptive et amorale.

     Frank Smith n’a dit mot sur B.

     Frank Smith n’a dit mot : et c’est pour cela qu’il doit être arrêté.

*

   (Applaudissements de l’auditoire. Le juge, en ajournant la séance, remet ses appareils auditifs sur les oreilles.

   On entend, au loin, un chant paillard. Le juge se retourne alors vers son assistant : « Je croyais que la séance était finie… »)

 

Bruno LEMOINE


 

 

 

RÉTICENCE BARTLEBY

 

FRANK SMITH

Inédit / Extraits

 

 

X

 

Bartleby dit vouloir se taire et il le dit en ne le disant pas

Bartleby laisse trace d’un quelque chose qui excède le dire sa ré-

          ticence s’inscrit tout droit dans le discours d’une absence

Et si cette parole fait silence c’est en le disant

Et si cette parole fait silence c’est en suggérant l'esquisse d'une

        parole autre

Et si cette parole fait silence c’est dans une parole qui résiste au

        travail de toute phrase de tout énoncé conventionnels une

        parole résistante une parole restante au cœur d’une parole

        résistante autour d’un point de côté

Et si cette parole ne fait pas silence c’est qu’elle bouge entre la

        figuration d'un sujet au sens intentionnel et la figuration d'un

        sujet aux prises avec l’opacité ambiante du capitalisme dominant

Et si cette parole ne fait pas silence c’est qu’elle bouge entre une

         langue qui toujours se dérobe et une langue que lui oppose

         la profusion du réel une parole au bord de la réticence qui

         ne s’entend qu’au regard de ses effets

 

 

 

 

 

XI

 

Debout immobile les yeux fixés sur un mur

Bartleby il est là Bartleby est là et il oppose seulement sa résistance passive elle

         fout tout en l’air alors le mot préférer ne pas contamine le

         langage tout entier tout le monde se met à l’utiliser c'est co-

        mique c’est terrible

Bartleby il est là Bartleby il est là il travaille

Bartleby travaille et bientôt Bartleby ne travaille plus et bientôt on

          ne sait plus quoi faire de Bartleby

Bartleby est finalement jeté en prison et le narrateur un brave

          homme il voudrait lui apporter du réconfort look there is the

          sky and here is the grass regarde voilà le ciel et voici

          l’herbe dit-il mais non ultime refus de ce mensonge I know

          where I am je sais où je suis dit Bartleby la phrase est en-

          tendue

Bartleby ne s’abandonne pas jamais tout à fait à l’aise vis-à-vis

         de ses contemporains ni de son passé et c’est dans cette

         marginalité que Bartleby trouve que Bartleby conquiert un

         humanisme

La liberté de Bartleby c’est ce qui est au bout de son attente

La liberté c’est ce qui est au bout de l’attente

 

 

 

XVI

 

 

Bartleby il est là et il est très traversé par un vecteur d’abolition du

          travail

Comme si était complément compris dans le travail le vœu et le

         mouvement de s’éteindre de nous éteindre tous avec lui

         comme une espèce de tracé d’abolition

Car le travail est une double malédiction

Car le travail aliène l’homme et en fait l’esclave de la reproduction

          de sa force de travail il transforme sans respect le monde en

          réserve de consommation il aliène l’homme et abîme la na-

          ture

Car ce qui aliène ce n’est pas le travail mais la répétition il n’y

          aura pas entièrement répétition si certains éléments

          conservent une valeur de seuil car au-delà du seuil il y a in-

          commensurabilité la fête le jeu l’œuvre introduisent alors un

          principe de modification divergente

 

 

 

XIX

 

 

Maintenant partout et partout il ne s’agira plus que d’ondulation et

          on va épouser le travail dans sa finitude le langage dans sa

          finitude la vie dans sa finitude

On va épouser le travail pour sortir de comment le travail exit se

          bat avec le capital exit se rabat sur le capital exit ou inver-

          sement comment le capital se bat et se rabat sur le travail

          extorqué dans l’homme déconcerté

 

 

 

 

 

 


       

Frank SMITH

LIVRES

  • Pour parler, avec des dessins de Julien Serve, Créaphis, 2019
  • Un Film à jamais, Plaine page, 2019
  • Vingt-quatre états du corps par seconde, Jean-Philippe Cazier et Frank Smith, LansKine, 2018
  • Le Film de l'impossible, Plaine page, 2017
  • Chœurs politiques, Poème dramatique pour voix, L'Attente, 2017
  • Le Film des visages, Plaine page, 2016
  • Fonctions Bartleby, Bref traité d'investigations poétiques, Le Feu Sacré, 2015
  • Résolution des faits, Fidel Athelme X, 2015
  • Katrina, L'Attente, juin 2015
  • Surplis, Argol, janvier 2015
  • Guantanamo (Translation by Vanessa Place, Introduction by Mark Sanders, Praise by Avital Ronell), Les Figues Press, Los Angeles, 2014
  • Le Film des questions, Plaine Page, 2014
  • Isle de Jean Charles, avec des interventions plastiques de Dominique De Beir, Virgile Legrand, 2014
  • Eureka, Dasein, 2014
  • Gaza, d'ici-là, Al Dante, 2013
  • États de faits (Libye), L'Attente, 2013
  • Guantanamo, Seuil, Coll. « Fiction & Cie », 2010
  • Dans Los Angeles, Le Bleu du ciel, 2009 
  • Le cas de le dire, Créaphis, 2007
  • Je pense à toi, Des cygnes, 2004
  • Poé/tri, 40 voix de poésie contemporaine, Autrement, 2001
  • Zigzag Poésie, Formes et mouvements : l'effervescence, Autrement, 2001 
  • Pas, avec des photographies d’Anne-Marie Filaire, Créaphis, 1998 

 

 

 

FILMS ET INSTALLATIONS VIDEO

Le Film des instants 2020

Le Film de l’absence 2019

Un Film à jamais 2019

Les Films du monde—50 cinétracts + 1 2018

Le Film du dehors 2018

Le Film de l’impossible 2017

Le Film des visages 2016

Fin de mots 2016

Les Films du monde—19 cinétracts 2015

Le Film des questions 2015


Zétwal

Zétwal

Au milieu des années 70, dans une Martinique empêtrée dans des problèmes sociaux, un homme, Robert Saint-Rose, grand admirateur d’Aimé Césaire, met sur pied un projet insensé : être le premier français dans l’espace.
Conviant responsables politiques, scientifiques, personnalités de l’époque, sans oublier, bien sûr, des proches de Robert Saint-Rose, Zétwal, retrace cette extraordinaire aventure. Et compose en fin de compte le portrait d’un homme, d’un rêve, d’une société.

Zétwal, un film de Gilles Elie-Dit-Cosaque. 

PRIX DE LA FONDATION BEAUMARCHAIS SACD 2010

 

Site de Gilles Elie-Dit-Cosaque : La Maison Garage

 

Interview de l’artiste et écrivain Ewen Chardronnet

 

SPACE OPERA

 

 

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ZétWal : Saint Rose, Le Martiniquais dans L'Espace. (Doc. Arte TV) VF

Ewen Chardronnet est écrivain, journaliste, artiste et curateur. Il fait partie du réseau mondial, l’Association des Astronautes Autonomes, et il est le fondateur du collectif Planète Laboratoire qui a exposé des œuvres, en janvier-février 2019, au Centre Pompidou pour l’exposition « La lune : zone imaginaire à défendre ». Il a publié en 2016 Mojave Epiphanie aux éditions Inculte, une non-fiction remarquable qui retrace la vie, les expériences et les déboires des ingénieurs américains ayant rendu possible, au XXème siècle, la conquête spatiale américaine. Il est enfin le rédacteur en chef de Makery, un média en ligne consacré aux FabLab et à l’hybridation arts & sciences.


 

 

- Pourriez-vous me dire, en quelques mots, ce qu’est l’Association des Astronautes Autonomes ?

Ewen CHARDRONNET - Le projet Association des Astronautes Autonomes a été lancé en 1995 en tant que fantôme collectif luttant contre le monopole scientifique, militaire et commercial de l’espace. Cela a pris la forme d’un réseau de groupes locaux dédiés à la construction de leur propres vaisseaux spatiaux. Par tous les moyens qu’ils pouvaient juger nécessaires. Ici tous les mots comptent. En 2001, le choix fut pris de demeurer un fantôme collectif, un réseau informel. À titre personnel ce fut pour moi une libération de la gravité dans le contexte post-soviétique et millénariste de ces années-là. Puisque l’AAA existe comme fantôme collectif depuis maintenant 25 ans, autant vous dire que beaucoup de choses ont été dites, écrites et réalisées. Il n’y a en réalité pas de définition fixe et je vous invite à chercher les différentes itérations du projet au fil du quart de siècle passé ou à vous reporter à « Quitter la gravité », un livre rassemblant un ensemble de textes produit dans les premières années du projet que j’ai dirigé et publié en septembre 2001 aux éditions de l’éclat[1]. Parmi les récentes itérations je suggèrerai de regarder en particulier le groupe Autonomous Space Agency Network localisé en Arizona[2] ; la coopérative rurale des astronautes autonomes de la Mhotte en Allier dont le programme spatial s’appuyant sur la biodynamie fut également exposé au Centre Pompidou lors du festival Hors Pistes 2019 ; le groupe Postgravityart [3] avec qui je travaille beaucoup depuis les années de fondation de l’AAA ; et la mission « Roscosmoe » de l’AAA Rosko qui a élu le ver marin photosymbiotique Symsagittifera roscoffensis comme son « candidat cosmonaute »[4] et qui a pour but de développer dans sa première phase une série d'expériences et de conceptions d'habitats autonomes bio-régénératifs pour évaluer le comportement du ver dans divers environnements gravitationnels, y compris en conditions de gravité zéro.

 


 

[1] D’ailleurs consultable en Lyber à cette adresse : http://www.lyber-eclat.net/lyber/aaa/quitter_la_gravite.html

[2] ASAN, https://asan.space/ et leur chaîne Youtube https://www.youtube.com/channel/UCk87UHC0WkjRI0v0_GshLfw

[3] https://www.postgravityart.eu/

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Symsagittifera_roscoffensis



- Quels liens pourriez-vous faire entre le réseau mondial de l’A.A.A. (Association des Astronautes Autonomes) cherchant à démocratiser la conquête spatiale et les ingénieurs américains ayant mis au point les premières fusées et dont vous racontez la vie dans votre livre Mojave Epiphanie ?

L’AAA fut pour moi une invitation à décoloniser les imaginaires spatiaux de la Guerre froide, en particulier la propagande américaine qui a porté le programme Apollo. Ce projet n’a jamais cessé de m’animer et l’enquête menée pour Mojave Epiphanie en est une traduction.

- Vous travaillez pour Planète Laboratoire, le collectif dont vous êtes co-responsable avec Bureau d’Etudes, un groupe d’artistes ayant un travail de schémas et de cartographies des systèmes politiques et sociaux assez proches des œuvres de lartiste américain Mark Lombardi. Et, si lon voulait proposer, nous aussi, une cartographie de votre propre parcours artistique, on pourrait peut-être dire que vos activités vous amènent à explorer, sous plusieurs angles, le lien entre science et fiction, de cette zone indéterminée entre le réel et limaginaire. Est-ce quil ny a pas aussi chez vous la volonté́, comme chez le philosophe Ernst Bloch, que ce rêve éveillé́ de lhomme, ce très vieux désir daccéder à la lune, puisse devenir concret ?

Les impacts contemporains des nouvelles technologies sur la société, comme ceux des mythes ancestraux sur les techno-sciences en train de se faire sont en effet des thèmes qui nous ont rapproché Bureau d’études et moi. Associés à la démarche de l’enquête, qu’elle soit journalistique, cartographique, historique ou ontologique, cela a donné La Planète Laboratoire. Pour ce qui est de Bloch, c’est vrai que son Principe Espérance m’a marqué, je me suis reconnu dans sa critique du freudisme, dans ses définitions de la conscience anticipante et du rêve éveillé, comme dans sa volonté de décoloniser les imaginaires sombres du vingtième siècle, mais c’est quelqu’un que je n’ai pour autant lu qu’après 40 ans. Pour ce qui est de ce supposé désir d’accéder à la Lune, ce n’est pas cela qui me porte, mais bien la critique de l’usage idéologique de cet imaginaire dans le dispositif de conquête des esprits par le capitalisme américain. Mais maintenant que vous posez la question, la gravité zéro serait pour moi ce qui se rapprocherait le plus du rêve éveillé, d’autant que je me rends compte que j’ai lu le Principe Espérance la même année que mon second vol en impesanteur. Je ne sais pas si c’est cette expérience qui a influencé la lecture ou le contraire.

 

- Pourriez-vous me parler de votre site Internet Makery ?

Ce n’est pas un magazine que j’ai fondé, mais j’en suis aujourd’hui salarié en tant que rédacteur en chef. C’est un titre de presse en ligne bilingue enregistré à la Commission paritaire des publications et agences de presse, avec toutes les responsabilités que cela implique. Il s’adresse avant tout aux communautés créatives du DIY[1] et des « labs » et tente par là d’explorer - avec ses moyens modestes - différents champs des cultures et philosophies contemporaines du « faire » : makers, hackers, fablabs, artlabs, biolabs, tiers lieux, creative hubs, burners, arts&crafts, agriculture urbaine, architectures performative ou utopique, réemploi, design distribué, urbanisme transitoire, urbanisme unitaire, fabrication locale, transport équitable, mobilité durable et futurs des transports, écologie et résilience, critiques de l’anthropocène, projets spatiaux autonomes, nouvelles lutheries, bioarts, biohacking, cultures queer, trans-hack-féminisme, digital studies, media arts, critical making, open science hardware, low techs, etc., etc. C’est pour moi un excellent moyen pour enquêter sur le monde contemporain.

- J’ai l’impression qu’il y a quelque chose du dieu biface Janus chez vous : qu’il y a une activité́ diurne, qui serait celle que vous produisez pour Makery ou pour un livre tel que Mojave Epiphanie, afin de ramener le ciel à notre histoire et à notre contexte, et une autre activité́, peut-être plus nocturne, plus chtonienne aussi, qui serait celle que vous réalisez, par exemple, en commun avec Bureau détudes, dans les numéros du journal La Planète Laboratoire[2].

C’est curieux que vous imaginiez ça. Je travaille Makery et la Planète Laboratoire aussi bien la nuit que le jour. Mojave Epiphanie a surtout été écrit la nuit, qu’il s’agisse de parler de l’existentialisme art-science-écologie d’un Frank Malina, ou du gnosticisme thélémique d’un Jack Parsons. Peut-être pensez-vous cela parce que Makery est un emploi et que La Planète Laboratoire et Mojave Epiphanie relèvent de projets totalement personnels. Nos dernières activités avec La Planète Laboratoire prennent d’ailleurs aujourd’hui la forme du théâtre-laboratoire, avec le projet Aliens in Green.

- J’aimerais revenir un peu sur Mojave Epiphanie, le récit des ingénieurs américains ayant été́ à l’origine de la propulsion spatiale. En découvrant leur vie, on découvre que leur existence, souvent, n’est pas éloignée du domaine littéraire, artistique ou même spirituelle. Il y a, ainsi, le pionnier américain de la propulsion spatiale Jack Parsons qui était initié, comme Fernando Pessoa, au Magik, la magie sexuelle du mage Alceister Crowley. C’est même tout l’intérêt de votre récit que de montrer des facettes de ces pionniers qui ne sont pas seulement scientifiques, historiques et politiques. En relisant le début de Mojave Epiphanie, je me suis permis de rêver, un instant, à une épiphanie sibérienne, où il serait question, cette fois, des pionniers de la propulsion spatiale soviétique. Vous évoquez, ainsi, au début de Mojave Epiphanie, les prémisses poétiques et scientifiques de l’aérospatiale soviétique : la philosophie cosmiste de Nikolai Fedorov, Friedrich Tsander qui présente ses travaux sur la fusée à Lénine ou bien le peintre suprématiste Malevitch qui imagine des architectures post-gravité…

Travailler sur le livre Mojave Epiphanie s’est imposé comme une évidence pour moi car j’ai eu la chance de rencontrer dans ma vie Roger Malina, le fils de Frank Malina. Nous sommes devenus amis et il m’a un jour ouvert les archives familiales. Je me suis alors rendu compte que cette histoire incroyable n’avait été véritablement racontée par personne dans son intégralité et qu’un travail de diffusion était nécessaire, raconter la véritable histoire des fondateurs du Jet Propulsion Laboratory et leur éviction par les Hoover et Maccarthy et leur remplacement par les SS des V2 de Peenemünde et Nordhausen. Lorsque j’ai entendu parler de cette histoire la première fois, je n’avais pas la stupeur de Millie de la série The Hunters quand elle découvre l’Opération Paperclip et le rôle des nazis dans le programme Apollo, mais presque. J’ai ensuite fini par trouver une bourse pour partir à Los Angeles sur les traces de Malina, mais également celles de Jack Parsons. Cela m’a notamment amené à me rapprocher de la Fondation Cameron-Parsons et de l’Ordo Templi Orientis. En ce qui concerne le cosmisme et le rôle de l’art et de la métaphysique dans l’imaginaire spatial russe en général, c’est vrai que cela figure parmi mes centres d’intérêt privilégiés et j’ai eu l’occasion d’écrire et publier plusieurs textes sur ce sujet. J’ai également eu l’occasion d’être le commissaire d’exposition, d’être invité ou d’organiser des conférences sur cette question. Mais je n’en suis malheureusement pas encore au stade du livre. Cela viendra peut-être un jour. Il est permis d’espérer, mais il faut savoir rester modeste, de nombreuses personnes compétentes mènent des recherches très poussées en la matière. Je suis déjà content d’avoir récemment pu transmettre ces histoires à un plus large public, notamment dans le magazine Ciel&Espace[3]. Cela signifie quelque chose pour moi ; il y a vingt ans, à l’époque des débuts de l’AAA, il n’était pas du tout évident de faire publier cette lecture des faits historiques dans la presse dite « officielle » du domaine spatial. Il faut que j’ajoute aussi que, maintenant que vous m’y faites penser, c’est également un sujet que nous avions abordé dans « La Montagne Cosmique », une publication fanzinière que l’AAA avait produit dans l’urgence pour le rendez-vous du 21 décembre 2012 à Bugarach[4].


[1] Do it yourself : littéralement, « Fais-le toi-même ». Le terme désigne à la fois des activités liées à la création ou à la réparation des objets de la vie courante, technologique ou artistique, mais aussi un mouvement culturel cherchant à lutter contre la société de consommation. Des FabLabs mettant en pratique la philosophie du DIY existent dans le monde entier. On peut trouver, sur le site de Makery, une carte mondiale des FabLabs régulièrement mise à jour : https://www.makery.info/labs-map/

[2] https://laboratoryplanet.org/fr/

[3] Site du magazine Ciel & espace : https://www.cieletespace.fr/?fbclid=IwAR1LBUPd7ZYcLTbzFkfecdubnY1PeU1Hsmjt7TwudMsjeA9RNfGLCWyiH1Y

[4] https://issuu.com/aaa-spdn/docs/lamontagnecosmique_v2


Trois des fondateurs du Jet Propulsion Laboratory sont présents sur cette photo : Jack Parsons est le deuxième à partir de la gauche, E.S. Foreman le troisième et Frank Malina le quatrième (12 août 1941).

 

- Votre livre ne manque pas de montrer combien la conquête spatiale américaine et les travaux de ces pionniers ont servi la recherche nucléaire américaine durant la seconde guerre mondiale, et après elle. Vous montrez ainsi comment, à la Libération, le nucléaire militaire et l’aérospatial américains se sont servis des travaux des scientifiques nazis, notamment de ceux du nazie allemand Werner Von Braun, avec le V2. Ce qui m’a le plus étonné, c’est l’évocation, plutôt neutre, que vous faites d’Oppenheimer, à l’origine du projet Manhattan et de la bombe atomique américaine. J’en étais resté à une représentation d’Oppenheimer davantage monstrueuse ; en tout cas, le personnage est, encore de nos jours, très controversé, alors même qu’Einstein s’en est toujours voulu, après coup, d’avoir participé à tel effort de guerre. Je me souviens avoir lu une remarque du physicien américain David Bohm, heureux que ses sympathies pour la philosophie marxiste l’aient empêché́ de pouvoir participer au projet Manhattan, alors même qu’Oppenheimer l’avait sollicité́. Comment, dans une non-fiction telle que la vôtre, alors qu’on se retrouve à devoir écrire sur des personnalités comme celles du père de la bombe A, peut-on parvenir à demeurer objectif ? Est-ce qu’on peut même être « objectif » ? Ou bien, comme en physique quantique, l’observateur a un rôle déterminant sur le sujet observé ?

Robert Oppenheimer mériterait un livre en soi, c’est un personnage étrange et complexe. Ce qui m’intéressait pour Mojave Epiphanie c’étaient surtout ses liens avec son frère, Frank Oppenheimer, qui avait été membre du PCUSA de 1935 à 1939 et avait dirigé la cellule communiste de Caltech à laquelle Frank Malina, Tsien Hsue-shen et Jack Parsons, mes personnages principaux, avaient participé. Et je m’intéressais aussi aux clivages politiques, au rôle des scientifiques communistes ou sympathisants dans le grand jeu de la guerre mondiale et de l’après-guerre, et ils étaient nombreux à l’époque, de Joliot-Curie à Frank Oppenheimer, de Frank Malina à Joseph Needham, la liste est assez longue. Finalement au fil de la recherche j’ai fini par creuser plus sur Los Alamos et le Projet Manhattan car on y trouvait aussi Robert Cornog, un sympathisant des Hollywood Ten et un proche de Jack Parsons, et Sidney Weinbaum, le « communiste » qui avait la « malchance » d’être « russe » et qui servit ensuite de bouc émissaire et pris 4 ans de prison, contrairement à Frank Oppenheimer et ses amis du JPL. Frank Malina, lui, avait fui en France dès 1946. De manière générale j’ai tendance à penser que les affrontements et atermoiements politiques étaient plus complexes qu’il n’y paraît aux USA durant la guerre. À l’entrée dans le conflit, Roosevelt était au pouvoir, les socialistes et les communistes l’avaient soutenu après la crise de 1929, la Californie avait voté socialiste à près de 30 %, et Charles Lindbergh et Robert Kennedy avaient affiché leur pro-nazisme en 1940 avec leur mouvement America First… Peu de gens pouvait dire comment évoluerait le régime après Roosevelt et la guerre. Malheureusement les Républicains les plus anti-communistes trouvèrent alliance avec America First, et Hoover et Maccarthy se chargèrent de lancer la chasse aux rouges. Même Robert Oppenheimer en fut victime, lui qui refusait de faire la bombe H et avait eu des amis « communistes ». Sous la pression maccarthyste, Joliot-Curie qui avait été nommé à la tête du Commissariat à l’Energie Atomique en France à peu près au même moment que Robert Oppenheimer sur le même poste aux Etats-Unis, fut lui aussi évincé du fait de son appartenance au PC en 1950… Et pour répondre à la question de l’objectivité, Mojave Epiphanie est une non-fiction narrative, un portrait de groupe, un récit romancé de la vie de plusieurs personnages emblématiques, certes entièrement basé sur des faits réels, mais qui n’est pas un ouvrage historique au sens classique du terme, qui est plutôt un cheminement à leurs côtés de manière à emmener le lecteur à tenter de comprendre leur subjectivité et leur vie personnelle dans leur pacte faustien entre leur rêve éveillé de libres fusées dans l’espace ou sur la Lune et leur compromis avec l’industrie de la guerre et des missiles au nom du combat contre l’anti-nazisme. À la fin de l’histoire ils se font remplacer par leurs homologues nazis. C’est une tragédie.

 

 

Ewen CHARDRONNET

Interview, Bruno LEMOINE


 



Bureau d’études

– Lecture du diatope –

 

   Aux intersections du monde de l’art et des milieux militants et sociaux, Bureau d’études est un collectif d’artistes qui produit des graphes ayant pour but d’expliquer l’actualité de notre monde, de ses enjeux et de ses luttes. Fondé à la fin du vingtième siècle par deux artistes français Léonore Bonaccini et Xavier Fourt, ce collectif cartographie, depuis trente ans maintenant, les systèmes politiques, sociaux et économiques contemporains.

    Le terme de diatope, que j’ai accolé au titre de cette interview, se trouve employé par deux auteurs du vingtième siècle, dont il semble, au premier abord, qu’ils n’ont rien en commun (une sorte d’écart absolu, en quelque sorte). L’un est le musicien Xenakis et l’autre le géographe Yves Lacoste. Selon Xenakis, le diatope était un spectacle organisant une adéquation du temps et de l'espace, ce que l’on peut trouver aussi dans ses projets architecturaux et dans sa musique. Selon Yves Lacoste, le diatope est un schéma d’analyse des intersections d’ensembles spatiaux (voir son ouvrage La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre). Yves Lacoste prône, en géographie, l’étude de territoires à partir d’une cartographie employant un tel schéma. Je me suis permis de rapprocher ces deux définitions d’un terme savant, parce que sa polysémie me semble ici un peu correspondre au travail de Bureau d’études. Quelque chose entre art et géographie.

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  • À quel moment, selon vous, l’art contemporain s’est-il intéressé aux cartes et aux graphes ?

C'est une question qui ne nous intéresse pas vraiment. Nous avons toujours situé notre travail à la fois dans et hors de l'art contemporain, ce cadre institutionnel ayant le défaut en France, à la fois de masquer la porosité des flux d'influences et d'enfermer l'art dans un monde et de le soumettre à une sorte de gouvernement, plutôt conservateur, à la croisée de la critique, des institutions d'État et du marché. Or c'est de là qu'on est parti au départ : d'une mise en question de l'unicité supposée du monde de l'art. De l'existence d'une pluralité des mondes de l'art, et notamment en dehors du marché et de l'État, une pluralité de ses champs de référence, des histoires de l'art voire des façons de qualifier la modernité.

  • Au début de leur préface aux Écrits cartographiques d’Elisée Reclus, Alexandre Chollier et Frederico Ferretti écrivent dans « Figurer le monde » : « Nous savions que la carte était une représentation, donc un « langage » avec sa grammaire propre et, qu’à ce titre, elle pouvait dire ce qu’elle voulait et même mentir à dessein. Nous comprenons d’autant mieux aujourd’hui qu’il s’agit d’un pharmakon : à la fois remède et poison, la carte peut en effet figurer comme défigurer le monde, nous mettre en relation comme faire écran. » Est-ce qu’un graphe, lui aussi, est un pharmakon ? Et comment un graphe peut-il, selon vous, nous mettre en relation ?

La carte n'est pas seulement une représentation. Cela peut être aussi un outil. Au départ, on est plutôt parti de la carte comme représentation. Maintenant, on est intéressé par l'articulation de la carte comme dispositif d'enquête, et de la carte comme dispositif de design d'action, notamment d'action publique. On s'intéresse notamment à la façon dont on peut traduire une enquête en sciences sociales en dispositif cartographique. Quant au pharmakon, oui c'est vrai. C'est la fameuse phrase de Lacoste que la géographie (et la cartographie) cela...

World Government - Bureau d'études (détail)

 

... sert d'abord à faire la guerre. Mais cela permet aussi de s'orienter. Il faut seulement prendre soin du choix de l'ontologie implicite au mode d'orientation mis en œuvre par la carte.

 

Mark Lombardi, World Finance Corporation Associates, ca 1970-1984 : Miami, Ajaman and Bogota-Caracas – (7ème version), 1999, 175,6 x 213,4 cm

  • On considère généralement que l’intérêt de l’art contemporain pour les graphes, les cartographies et les cartes heuristiques, commence, au début du vingt-et-unième siècle, avec le travail de l’artiste américain Mark Lombardi. Quelle influence a pu avoir Mark Lombardi sur votre propre démarche ?

Nous ne sommes pas enfermés, bien heureusement, dans le monde de l'art contemporain. Les graphiques sont présents dans bien d'autres mondes que celui de l'art. C'est de ces autres mondes qu'on a été nourris, en particulier par les organigrammes utilisés en économie ou en sociologie économique. Mais aussi par la prodigieuse exposition « cartes et figures de la terre » qui s'est produite au Centre Pompidou en 1980. Les organigrammes ou réseaux de pouvoirs, c'est quelque chose qu'on trouvait assez couramment en sociologie dans les années 1970. Et Mark Lombardi a sans doute également été influencé par des organigrammes de cette sorte. Sa recherche est intéressante et il a mené une vraie enquête qui s'inscrit dans un courant d'enquêtes journalistiques dont en France un représentant a été le regretté François-Xavier Verschave. Nous, on s'est intéressé à cela bien sûr, dans certaines cartes, au moment où on essayait de diversifier les approches du pouvoir, entre approche par la propriété (structures de propriété entre groupes industriels et financiers), approche par les réseaux, clubs, etc ou encore l'analyse par conseil d'administration qui est un classique de la sociologie. Et aussi l'analyse par les structures institutionnelles et par les dispositifs matériels et symboliques. On ne s'est donc pas seulement intéressé aux réseaux, à une cartographie qui raccorde, qui tisse des réseaux entre des faits, des personnes, des institutions. L'autre point à notre avis assez crucial, qui nous différencie de Lombardi, c'est la façon dont on articule la conception d'un contenu et son mode de diffusion et de réception. Dans le cas de Lombardi, il n'y a pas de problématisation de cette relation, comme si l'enquête existait à l'état pur, à la façon d'un énoncé mystique. On comprend que son travail ait été diffusé dans des galeries qui ont sans doute bénéficié financièrement de la spéculation sur sa biographie. On a rencontré son travail quand il a commencé à sortir au début des années 2000, peut-être vers 2004 à New York. Son travail n'a pas eu d'influence spéciale sur le nôtre qui a émergé à partir de travaux d'archives de presse dans les années 1995-98 et de l'analyse des organigrammes d'État à la fin des années 1990. On a été plutôt influencé par le travail des sociologues Pierre Bourdieu, de François Morin, de Michel Foucault aussi. Et puis ensuite, sur le terrain artistique, on a été intéressé par le travail de Fahlström dans les années 1970, en particulier la connexion entre dispositif artistique et contexte de diffusion et de réception. Et aussi par le travail de Hans Haacke. L'enjeu pour nous était notamment de sortir du purisme des organigrammes, qui caractérise trop, à notre sens l'esthétique de Lombardi. On a recouru de notre côté à un style d'éducation populaire au sens des muralistes mexicains, si on peut dire, et dans la mesure du possible, en voulant créer une sorte de passion populaire pour l'analyse du pouvoir, en complément des slogans qui en décrient l'exercice. On a écrit un texte à ce propos dans la revue Multitudes.

Öyvind Fahlström, Nights, Winters, Years (Words by Justin Hayward). 1976 media: silkscreen in colors dimensions: 63 x 89,9 cm
  • En poésie contemporaine, on trouve aussi cette influence de l’œuvre de Mark Lombardi ; je pense, par exemple, à certains travaux poétiques de Christophe Hanna et de Frank Leibovici autour de la notion d’Objet Littéraire Non Identifié. Est-ce qu’un tel type de travail poétique peut vous parler ?

On ne connaît pas. Nous regardons plutôt du côté des sciences humaines et sociales, qu'on nous pardonne.

Franck Leibovici, Bogoro, l’œuvre-enquête (2014-2019)

 

  • Il y a une finalité didactique importante dans vos travaux. Dans l’un de vos graphes, « fichiers, bases & répertoires sociaux », qui semble avoir été produit en 2015, on trouve, par exemple, figuré l’ensemble du réseau par lequel sont répertoriés, dans des bases de données administratives, un citoyen français ou un migrant. Les codes graphiques et couleurs sont proches de ce qu’on peut trouver dans un journal d’entreprise, mais les illustrations en marges du graphe sont, pour le moins, inquiétantes. En haut à gauche, deux chiens de garde à la mine patibulaire semblent imposer, vaille que vaille, le respect ; en bas à droite, est représenté ce qui attend un citoyen à sa mort : des cendres, qui ressemblent à la photographie de chromosomes au microscope, déblayés par une tractopelle. Le lecteur est identifié à un enfant qui se trouve déterminé par la situation économique et sociale de son père et de sa mère : le père est français ou immigré, il travaille ou non, est interdit bancaire ou pas, est libre, en prison ou en liberté conditionnelle… Un ensemble de liens se tissent, à partir de là, qui fichent, répertorient, classent qui nous sommes, selon huit domaines sociaux et administratifs distincts : logement, éducation, santé, emploi, police, justice, prison et transport. On suit donc, à partir de votre carte, les connexions réelles ou probables entre l’un et l’autre fichiers des domaines administratifs. Ce qui est surprenant aussi, c’est que deux catégories administratives sont prises en compte, les hommes et les choses, là où l’on s’attendait à la prise en compte exclusive de l’homme. On devine alors que l’homme, ainsi répertorié, n’a pas plus de valeur qu’une chose, mais qu’il fait partie, en somme, de la grande gestion du laboratoire que, selon vous, notre planète est devenue. Plus surprenant encore : quelques étiquettes grisées peuvent se lire dans « fichiers, bases & répertoires sociaux », celles-ci indiquent ce qui n’est pas pris en compte dans la gestion de notre Planète Laboratoire, à savoir la chimère, l’imaginaire, le fantôme et l’hermaphrodite ; d’où cette question, formulée à brûle-pourpoint : êtes-vous certain que les critères d’organologie des chimères ne soient pas actuellement en voie d’être répertoriés pour un nouveau nomos, étalonné entre le rapport d’un cabinet consultatif en bioéthique et un projet de loi pour l’Assemblée nationale ? Et, si oui, quels principes, selon vous, risquent de l’emporter, pour la labellisation AFNOR ou ISO de la chimère ? Celui de l’argent, le principe Responsabilité (Hans Jonas) ou le principe Espérance (Ernst Bloch) ?

Le capitalisme (si, pour simplifier, on entend par ce terme un écheveau de dispositifs techniques, d'infrastructures, d'institutions, d'organisations en réseau, etc. qui est mû par certains objectifs qu'il serait trop long de détailler ici) tend aujourd'hui à s'étendre au champ cognitif, c'est-à-dire, notamment, au champ catégoriel (et donc à sa variabilité, y compris imaginaire, chimérique, fantômatique, etc) mais aussi à l'espace cosmique. Certains auteurs suggèrent même un devenir animiste du capitalisme. On avait fait des travaux là-dessus dans les années 2000. C'est un point qui nous intéresse...

... beaucoup, l'ontologie, et aussi comment l'ontologie affecte la façon de cartographier. Quant aux deux principes de Jonas et de Bloch, il semblerait que l'époque ait raté le moment où il était possible de mettre en œuvre, de façon institutionnelle, un principe responsabilité ou un principe espérance au niveau planétaire. Ces deux principes restent cependant valables mais de façon située.

  • Dans un ancien article « Manières de faire des graphes », le philosophe Laurent Jeanpierre présentait la postérité de l’œuvre de Mark Lombardi en affirmant que son travail reposait sur une « structure narrative » et il reprochait à certains de ses héritiers, comme vous, leur « manque de structure »[1]. L’article est intéressant, parce qu’il marque une certaine forme de porosité entre les attendus du récit, ce qu’on attend a priori du récit et du roman (à savoir une narration, une histoire), et les attendus a priori de l’art (une image). Les œuvres de Lombardi s’attachent, en effet, généralement à une situation politique locale et elles représentent ses réseaux et ses ramifications, en les déroulant dans le temps ; il y a donc une scénographie et une narration de l’histoire financière et politique de la fin des années 90, qui déroulent, en des nœuds connectés les uns aux autres, les liens de corruptions. Or, me semble-t-il, vous ne vous intéressez pas, dans vos graphes, à une histoire précise, comme un enquêteur, un écrivain naturaliste ou de non-fiction, mais vous cherchez à représenter un état du monde, avec des accents poétiques et prophétiques que l’on trouvait dans les œuvres d’Artaud, de Burroughs ou même, en philosophie politique, dans les textes de Bloch, et, plus récemment, dans les ouvrages du Comité invisible. Jeanpierre écrivait ainsi dans son article : « Dans la mesure où elles ne se donnent pas les moyens de situer les liens d’interconnaissance qu’elles figurent dans un ensemble plus vaste de liens qui seraient pertinents pour comprendre les formes actuelles du pouvoir mondial, la plupart des cartes de Bureau d’Etudes alimentent une théorie du complot, forme dégradée… de l’impulsion cartographique contemporaine. » Or, dans certains de vos textes – je pense notamment à un article de Bureau d’Etudes « Matrices de subjectivation », publié pour le numéro 2 du journal d’Ewen Chardronnet La Planète Laboratoire, la référence à Artaud et à sa poésie paranoïa-critique est complètement assumée ; de même, certaines références au gnosticisme qui me semblent proches de la philosophie matérialiste d’Ernst Bloch. Vous n’avez pas peur de représenter des graphes qui établissent une cartographie du cosmos, au risque de passer pour « illuminés » ; d’où ma question : S’il s’agissait, pour vous, d’établir un diatope permettant une lecture plus fine des graphes cartographiant nos territoires, vous iriez sans doute le chercher chez un géographe et, dans le même temps, chez un musicien et chez un poète. Quel diatope cela donnerait-il ? Imaginer un diatope figurant en 3 D la future organologie de nos chimères sur notre planète vous semble-t-il un projet cohérent ?

C'est vrai que certaines cartes qu'on a pu faire, sont des réalisations faibles et parfois critiquables au regard de celles qui ont été si bien réalisées par Lombardi. On s'en excuse auprès de Laurent Jeanpierre. L'intérêt de notre travail ne se situe sans doute pas ici, comme ne semble pas l'apercevoir ce critique de la revue Critique, mais dans la cartographie des appareils, qui n'a pas été effectué par Lombardi, restant sur le terrain des réseaux humains, en ne tenant pas compte des autres dispositifs de pouvoir, notamment matériels, mais également normatifs, épistémiques, qui sont indispensables pour comprendre les structures des pouvoirs contemporains. Le travail le plus abouti à ce sujet est sans doute le travail qu'on a fait sur l'État français. C'est sur cette piste qu'on continue depuis 2006. Ensuite, on fait également différentes explorations, qui ne sont pas des enquêtes au sens mis en œuvre par Lombardi ou de celles qu'on a fait sur l'État, mais des explorations qu'on pourrait dire “ontologiques“ : comment on peuple le monde, qu'est-ce qui en forme la texture, qu'est-ce qu'on inclut. Comment le monde est modifié selon ce qu'on inclut et ce qu'on exclut. Qu'est-ce qu'on reconnaît comme vrai, comment on opère face à une réalité dont on ne connait pas les tenants et aboutissants. C'est pour cela qu'on s'est intéressé aux arrière-plans théologiques et aussi gnoséologiques de la construction des visions du monde et de l'administration du réel. Il s'agit là souvent d'esquisses, d'explorations, qui ont donc un caractère partiel et provisoire. Enfin, on s'intéresse également à la relation entre cartographie et action, c'est-à-dire à la cartographie à l'échelle 1:1, et aux modes de traduction du réel – une ferme, une chaîne de commandement – dans un dispositif graphique. Quant au diatope de Lacoste, la forme en est vraiment intéressante. On a pensé à utiliser cette forme-là vers 2004 mais cela n'a pas abouti. En un certain sens, les cartes sur l'État français peuvent fonctionner comme des diatopes mais sans avoir de référent géographique qui dans le fond donne l'ontologie commune permettant la correspondance des plans. Mais cet espace naturaliste a aussi ses limites quand on passe à une cartographie des organisations. On a écrit un article pour la revue Science du design qui relève les limites du naturalisme en cartographie.

Interview de Bureau d’études par Bruno LEMOINE

 

[1] « Manières de faire des graphes », Laurent Jeanpierre. Revue Critique, 2010 (n°759-760) – A quoi pense l’art contemporain ?

"Economie du moi" - Bureau d'études (détail)

Bureau d’études

Bibliographie :

- Atlas of agendas. Mapping the power, mapping the commons. Editeurs : Bureau d’études, Brian Holmes & Freek Lomme. Seconde édition : février 2019

Expositions 2019 :

Aliens in green – Nantes avec Ewen Chardronnet. Association L’île d’en face.

« Contribution de la Lune à l’augmentation générale de la valeur », Bourges - Collectif Planète Laboratoire. Association Bandit-Mages

« La lune, un imaginaire à défendre », Centre Pompidou, Collectif Planète Laboratoire. Festival Hors-Piste.

« Konstruktion der Welt : Kunst und Ökonomie », Kunsthalle, Mannheim.

Lectures, présentations, workshops 2019 :

Design Leads Mentors for BIO26 Design, Lubjana

Lecture « Les outils d’investigation et leur dimension performative », séminaire « Recherche, art et pratiques numériques », MéRA, Aix-Marseille Université.

Lecture « Démocratie agricole et biocontrôle, 3 approches », colloque « Design des instances », Cité du Design, Saint-Etienne.

Lecture « Frictions pour un territoire d’existence », séminaire OUTSIDER♯2,

Cité du Design, Saint-Etienne.

Workshop et lecture « Mapping the biocontrol », 1ère et 2ème session, projet VALBIO-BOOST, séminaire CNRS-INRA, Université Côte d’Azur.

 


 
FRAGiLE : Le poseur de point sur les «i »
Julien Blaine

CHEVROTINES NEUF GRAINS

 

Giney AYME



Salut l’ami !

Tout ce que tu vas recevoir est extrait du livre (photo couverture aussi) en duo avec Julien Blaine.

Les pages avec cibles couleur sont des doubles pages (Blaine gauche, Ayme à droite).

La photo avec les chevrotines et l’encre c’est l’oeuvre réalisée à deux en couverture. (Pour comprendre je t’envoie aussi une photo du livre entier dans son étui transparent).

Tout ce que l’on peut dire : en plein état d’urgence moi (ancien braconnier) j’ai pensé faire usage des armes et des munitions non pas pour tuer, mais pour construire un livre : au lieu de l’âme du fusil, le projectile se projette dans le livre poétique. J’en ai parlé avec Julien car j’aime les traversées entre artistes pour les livres (Jean-Marie Gleize, Serge Pey avec qui j’ai quatre livres et dvd, Florence Pazzottu, Fred Griot, etc).

J’ai proposé le titre : CHEVROTINES, Julien a proposé le sous-titre : « ou l’assassinat de Ego » C’était parti. Nous avons construit en double page.

Puis il a pris son colt et je l’ai filmé. Puis j’ai pris 9 cartouches, j’ai vidé les plombs et j’ai fait une vidéo tres sonore de leur ronde dans une assiette blanche. J’ai fabriqué un Dvd inséré dans le livre (image jointe).


Giney Ayme

artiste Marseille


EXARCHEIA

EXARCHEIA

Εξάρχεια

 

 

*

 

Exarcheia :

 

Quartier d’Athènes où ont lieu les actions culturelles et politiques alternatives de la ville.

 

 

*

 

Exarcheia, patho-topie

Démosthène Agrafiotis

poète, artiste intermédia

 

 

condensement.

 

 

allo - topie.

 

 

dixièmes de seconde ; tentation

désespérée de capturer et de piéger

les vides dans le flux des choses ;

réciprocité sans retour égal aux engagements.

 

 

dys - topie.

 

 

rachat d’instants particuliers ; les promesses

impatientes ne sont pas valables, et pourtant

elles se prostituent.

 

 

image fixe ; trouvaille pour

l’archéologie

des conclusions et des arguments.

 

 

en – topie.

 

 

Images - étapes entre la citation

du début et de la fin : scènes de futurs

                                                          calculs.

 

 

désengagement de l’avant par l’après :

culture des intersections,

de l'intemporalité.

 

 

empreinte.

 

 

a - topie.

 

 

 

Traduction : Michèle Valley

 

 

Photos : Démosthène Agrafiotis

 

 *

 *  *

 

 

Τι ; Nous naît, jamais mort.

 

 

Themistokleous

traverse la place Exarchion jusqu’à la rue Kallidromiou, le rocher ; cette ligne  licites et non.

Des enfants aussi, des inscriptions, des décisions, des migrants, des marginaux, des oubliés, des révoltés et des.

Qu’une douleur soit moins vive ou qu’elle se transforme en paradis. Τι ;

Une tradition de contre- Τι ;

Malgré de passage qu’Exarchia, cet enchevêtrement de maisons d’avant-guerre et de vieux immeubles d’après- conserve

Un boulanger généreux que le nom On y trouve

des boutiques punk, des cafés à l’ancienne On y trouve

le superbe musée épigraphique.

On y trouve

dont jouit ce auprès

les souvenirs de leur propre rébellion. sur les pentes du mont Lycabette,

On y trouve Τι ;

et que les manifestations peuvent donner lieu à des affrontements de rue.) Photo:

Τι ;

La (souvent tumultueuse) est son cœur – ce dont vous vous rendrez compte en arpentant ses trottoirs ombragés par les mûriers.

Selon le jour et l’heure aussi facilement que l’on change de chemise.

Caprice de ce genre : bien officiellement Kallidromou, d’après le mont au-dessus des Thermopyles, s’entêtent (ils/elles, nous) –ons à dire Kallidromiou,

résultat d’une erreur typographique. laïki (marché)

On y trouve

artichauts et politique autour d’un raki, après les courses, se sont rebellés en 1973, précipitant On y trouve

la chute de la dictature

L’Université Polytechnique Nationale d'Athènes Une

Preuve Nommée Anarchie Photo:

Photo:

Τι ;

Chaque novembre, la révolte étudiante de 1973 L’immense bronze de la tête d’un jeune décapité Rouler sur le sol.

Même si vous connaissez peu de choses,

   voire aucune,

“En l’honneur des victimes

y déposent des fleurs tout au long de l’année, mais le 17 couvert d’œillets rouges.

Photo: Τι ;

Photo: couleur chair Photo:

Photo: rouge, de très près Photo:

Photo: noir très lumineux

Même surprend par espaces très verts. (pefkakia désigne de petits pins), abrite les reliques

avoir été plongé dans l’or ;

à partir d’Exarchia pour y arriver. Τι ;

chaque centimètre à l’intérieur – Boire un café

Les mensonges et l’hypocrisie ne durent pas longtemps, peut-on lire à la caisse en réalité des échecs

Le tavli

de vieilles tables, d’anciennes photographies, en un clin d’œil.

Photo:

Photo : Photo:

Photo :

Ενα ποτήρι λευκό κρασί Les matins sont calmes, têtes grises

chignons barbes Photo:

Photo:

Τι ;

Parko Navarinou Photo: Photo:

Photo : Photo:

Photo :

Les squats collectif ouvert un simple parc.

Balançoires-enfants Repas-les sans-abris projections-films autres-événements migrants-demain

Maintenant couvert de végétation. Oliviers. Potagers. Graffiti spectaculaire de son histoire

Où nous avons été Photo :

Τι ;

Parce que les oiseaux : Τι ; Τι ; Τι ; Τι ; Τι ; Τι ;

                  

Frank FONTAINE



Poésie

François RANNOU

ses cheveux

         noués pa

reils à la

         chevelure

de pier

re
         l'homme conduit vite
150 il
         se retourne "on

va
         direct à

Elefsina"
         il voudrait revoir
lui
         son jardin

nu la vieille qui

                   le traverse 
         cherche sa

fille per

         due

"j'ai oublié ma mémoire"

                                      dit-il

(Carnet de Glatigny)

 


Poèmes de Langston Hugues

Langston Hugues (1902 – 1967) est un poète, auteur dramatique et romancier américain. Il est l’une des figures incontournables du mouvement d’émancipation des Noirs américains qu’on a appelé Renaissance de Harlem dans les années 20. Il fut celui qui, un des premiers, énonça « la conscience noire » dans ses textes avec l’ambition d’atteindre à un humanisme universel. Il influença notamment Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor.

Ce poème est extrait de son premier livre, paru en 1926, The Weary Blues.

 

The Weary Blues

 

 Droning a drowsy syncopated tune,

 Rocking back and forth to a mellow croon,

        I heard a Negro play.

 Down on Lenox Avenue the other night

 By the pale dull pallor of an old gas light

        He did a lazy sway ....

        He did a lazy sway ....

 To the tune o' those Weary Blues.

 With his ebony hands on each ivory key

 He made that poor piano moan with melody.

         O Blues!

  Swaying to and fro on his rickety stool

  He played that sad raggy tune like a musical fool.

           Sweet Blues!

  Coming from a black man's soul.

         O Blues!

  In a deep song voice with a melancholy tone

  I heard that Negro sing, that old piano moan--

     "Ain't got nobody in all this world,

         Ain't got nobody but ma self.

         I's gwine to quit ma frownin'

         And put ma troubles on the shelf."

  Thump, thump, thump, went his foot on the floor.

  He played a few chords then he sang some more--

       "I got the Weary Blues

         And I can't be satisfied.

         Got the Weary Blues

        And can't be satisfied--

       I ain't happy no mo'

      And I wish that I had died."

And far into the night he crooned that tune.

The stars went out and so did the moon.

The singer stopped playing and went to bed

While the Weary Blues echoed through his head.

He slept like a rock or a man that's dead.

 

 

Le Blues Inconsolable

 

Fredonnant syncopé un air nonchalant

Il chantait un air doux en se balançant d’arrière en avant

          J’l’écoutais jouer le Nègre.

En descendant la Lenox Avenue l’autre nuit

Sous la pâleur terne blafarde d’un vieux bec de gaz

           Il s’balançait paresseusement...

           Il s’balançait paresseusement...

En ronronnant cet air, ce Blues Inconsolable.

Avec ses doigts d’ébène sur chaque touche d’ivoire

Le piano semblait pousser un mélodieux gémissement.

          O Blues !

Bringuebalant sur son tabouret

Il jouait ce morceau âpre triste comme un fou.

           O si doux Blues !

Surgie dans l’âme d’un Noir.

           O Blues !

Avec une mélancolie profonde dans la voix

J’écoutais ce Nègre chanter, ce vieux piano se lamenter —

          « J’n’ai personne dans ce monde,

          J’n’ai personne sauf moi.

          J’veux m’débarrasser d’mes tourments

          J’veux en finir avec mes problèmes. »

 

Toup, toup, toup, cognait son pied par terre.

Il plaquait quelques accords et continuait de chanter —

         « J’ai le Blues Inconsolable

         Et rien ne peut me bénir.

         Le Blues Inconsolable

         Et rien ne peut me bénir —

         J’connaîtrai plus jamais l’bonheur

        Tout c’que j’veux c’est mourir. »

Et tard dans la nuit il fredonna cet air.

Les étoiles s’éteignirent et la lune fit de même.

Le chanteur arrêta de jouer pour aller se coucher

Tandis que le Blues Inconsolable ricochait dans sa tête.

Il dormit comme une pierre, comme un homme qui s’rait mort.

 

 

Traduction : François Rannou


 

DIGGER DOLLAR (1967) 

 

« Quand j’avais cinq ans, mon père a emménagé dans un appartement situé sur Geary Street. Si vous êtes sur Van Ness et que vous tournez dans Geary en direction de l’océan, vous verrez un grand panneau BEKINS au sommet de la colline en face de ce qui était autrefois le grand magasin Sears. N’empruntez pas le tunnel, mais serrez à droite pour passer devant le diner rouge. Ralentissez et observez les nouveaux immeubles d’habitation. Son appartement était juste là, au milieu de ce pâté de maisons. Le bâtiment était une construction typique de San Francisco au tournant du vingtième siècle. On y accédait par deux portes en haut d’un perron. Celle de mon père s’ouvrait sur une entrée à la forme bizarre percée d’une série d’autres portes. Celle de son appartement possédait une petite vitre sur laquelle mon père avait scotché des objets assez intéressants. On y voyait un dollar Digger et une plume. Dans les années 60, les Diggers ont tenté de présenter une alternative au capitalisme. Ils ont ouvert un Magasin Gratuit et ont créé le dollar Digger. Ils installaient des tables couvertes de nourriture sous les eucalyptus du Golden Gate Park et mon père m’emmenait manger là-bas. »

 

Ianthe Brautigan, à propos de son père, le poète Richard Brautigan

 


Poésie

Séverine JOUVE

 

AU CONTACT DE L'OMBRE LA CHAIR

 

Ni avant ni après, maintenant

La lumière s'insinue, balaye l'ombre.

Notes toniques, musiques éphémères

De rayons jouant sur le parquet.

Âmes bleues d'ancêtres inconnus

Que j'ai vu s'engouffrer dans les angles.

 

La mythologie quotidienne se déroule

Rituels souriants des jours

Seul lien entre nos corps

La nuit s'entrelace à l'envie

Sans autre désir que sauvagerie.

 

J'entends un ange glisser aux ténèbres

Qui feuillette les pages du ciel déchiré

Et s'éloigne pour s'unir aux chemins.

 

L'amante, ses silences pressants

Implantent le jour dans la distance

Pour mordre follement 

Ce qui est à venir.

 

J'emporte nos pas vers la fenêtre

Sans lâcher ta main.

Bientôt, sous un manteau de ferveur,

Nous respirerons à l'unisson.

 

Exorbitante proximité des âmes

Et des regards noyés

Qui traversent les corps

Jusqu’à toucher les cœurs.

 

La mort nous consumera

Disent tes épaules rondes

Et mes yeux qui enferment

L'absolu de ta nuque.

 

Nous marcherons demain à l'aube,

Nos enfances rêveuses dans tes 

Cheveux blotties,

Et le vent chantera aux nuages roses,

Qui creusent un lit au ciel

De phrases indéchiffrables.

 

Je me faufile en rêve dans ta chambre close,

Les regards du couchant sont amers et trop loin.

 

Mon désir ratisse ton corps réinventé,

Où se posent mes rires avant d'être emportés.

 

Courons, la mer pleure,

Et les nuages naissants déversent une pluie trop tiède

Pour fouetter le désir.

 

Ni avant ni après mais maintenant

Tu me serres je te serre,

Et mes lèvres aspirent le sel de tes tempes.


Yann POPOVIC

HIC ET NUNC



  FREE FOOD

DIGGER Restaurant
Panhandle Park

San Francisco

UNITED STATES