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Anamnèse

Ayoub Mouzaïne

 

 

« Ma chère B,

Toute ma vie, je n’ai fait que construire et détruire, empilant les pierres les unes sur les autres pour ériger des édifices instables qui s’élèvent pour mieux s’effondrer, nous entraînant vers l’abîme. Les mots sont des tas de briques et des carreaux de faïence. C’est ainsi que je les vois. Et si j’étais né pour une mission autre que l’écriture, j’aurais voulu être un architecte épris de poésie, comme Herman Sörgel et Oscar Niemeyer, ou alors une pelle mécanique qui déracine impitoyablement les arbres, les souvenirs et les maisons des gens. (…) Longtemps avant de te connaître, je collectionnais avec passion des dictionnaires de pays lointains, des billets de banque et des cartes postales dont je me souviens encore pour la plupart d’entre elles. Il y en avait une, représentant un cheval au beau milieu de l’avenue Brand Whitlock, à Woluwe-Saint-Lambert, mais dont l’usure ne me permettait pas de distinguer le cavalier, une autre avec une salle de classe et un tableau noir surmonté de la photo du roi Baudoin et d’un crucifix. (…) Je t’ai fait croire durant ces voyages successifs que nous avons partagés dans les deux sens que je découvrais la ville avec toi : la direction du tramway, depuis la station Montgomery vers la place Falgey et le goût de toutes les sauces que les Belges utilisent pour accommoder le goût des frites. (…) Je t’ai trompée et j’ai développé mes compétences musicales sans toi : je joue à présent la ballade n°4 de Chopin avec la virtuosité de Rubinstein, et je me prépare à passer le concours du Conservatoire Royal de Bruxelles.

Porte-toi bien. »

Extrait de Un mot d’adieu, au dos d’une carte postale, Fès 2013.

 

 

   Les villes sont immenses et ont des portes que les gardiens prennent soin de bien fermer. Le soir et en temps de guerre, les hommes assemblent de gros bambous et enfoncent les goujons dans les serrures. Les femmes disparaissent alors avec les provisions et l’arbre généalogique dans des silos souterrains. Ainsi la Cité est-elle fortifiée et l’avenir préservé, tandis que les ennemis courent après la victoire. Pendant que nous chantions autour du feu, ils attaquaient nos murailles à coup d’épées et de balistes. Mais nous avions le temps devant nous pour danser jusqu’à l’aube. Et nous avions suffisamment de danses, de folie et de sagesse pour ralentir le temps, et suffisamment de rêves pour remettre la déroute au lendemain.

   Demain, tous les adultes mourront et, en même temps qu’eux, les enfants qui n’ont pas dansé avec nous, lorsque nous empruntions les galeries de rats géants en direction d’une autre ruine, nous qui avions enfoui nos flûtes et nos idiotismes dans nos entrailles, au milieu des antres des rongeurs, et qui trébuchions à travers des champs brûlés de tomates et de bananiers. Les espaces sont vastes et le pays, derrière nous, est devenu un cimetière envahi par l’obscurité. La terre avale la chair et le fer et ne fait aucune distinction entre une âme et une citadelle, disent les fossoyeurs des nécropoles. Et les vivants ne pleurent pas leurs morts autant que les décombres. Nous avons arraché nos cadavres, nos jouets et notre carnet de chansonnettes, et nous songeons à l’anéantissement du sein et de la hutte. La boussole indique la montagne silencieuse où des brebis, du babeurre, du pain, et des coupoles célestes protègent contre les flammes démoniaques et la colère divine.

 

   Le voyage vers la mer du Nord est empli de dangers, mais demeurer auprès du pharaon amazigh Sheshonq est lourd de souffrances et d’humiliations. J’ai lu cela dans le Livre de l’Exode et sur les grains de beauté des gitanes croisées en chemin, depuis là-bas jusqu’ici.

   Ici, nulle fortification, juste une retraite mystique et un cheval docile qui ne court jamais, ne rejoint aucun champ de courses, aucune écurie de boucher ; une dame aux joues fardées et aux formes plantureuses, assise près du pont, entre deux tonneaux, interpelle les passants dans une langue : Welkom, wil je een biertje ?.

   Je n’ai rien compris madame ! Je pris le verre qu’elle me tendait et le vidai. Une fois, deux, puis trois… Je restai à boire d’un trait sans m’arrêter jusqu’à tomber. Tout ce dont je me rappelais pendant le trajet, c’était le mot Duvel incrusté de rubis au fond du verre, la gentillesse des Espagnols de Catalogne, la verdeur d’un vieillard chauve qui me dit : Où vas-tu donc pauvre jeune rêveur, ce chemin ne mène qu’aux chimères. Il me fit penser à ces terrasseurs qui hourdaient les plaines, dans le pays d’où je viens. Il est certain qu’il ne connaît pas la bonté de cette femme ivre et les splendeurs de son breuvage magique. Plus de fuite possible à présent : une voix s’éleva à Madian et son écho parvint jusqu’à la barque du pêcheur qui vend des perles et des diamants d’Anvers, sur la rive du Maelbeek. Je resterai parmi ces campagnards pour travailler comme meunier. Je moudrai le blé et l’orge, ou bien je lancerai un hameçon dans une friture brûlante pour que ces captifs, debout près de l'ancienne abbaye de La Cambre, puissent manger des frites encore chaudes. Et quand j’en aurai assez des Arabes de Saint-Gilles et de tous les Chrétiens d’Ixelles, je chevaucherai le vent pour me noyer dans la fontaine Mathilde d’Orval avec les sœurs sabéennes venant d’Irak.

   La France arriva en Afrique avec des canons et des fantassins, avec des milliers de cartes et des prêtres. Le phylloxéra avait entièrement ravagé les vignobles du Sud, dans les Bouches-du-Rhône, à Bordeaux et à Cognac. Il s’était incrusté dans les racines des vignes et sur leur feuillage. Les Français passèrent plusieurs décennies à planter et à boire, eux buvant et nous, nous soûlant, puis la Patrie se libéra. Nous grandîmes et nous devînmes capables de boire et de nous soûler sans tutelle. L’ivresse nous fit oublier l’amertume des traités, le nombre de morts, et la construction du pays après l’Indépendance. Nous oubliâmes tout, sauf l’amitié de la France et sa gloire. Même mon grand-père qui résista à l’Occupant et qui jamais ne se soûla me traitait dans ses accès de colère de Greeky, de Grec, comme s’il rabaissait la grandeur d’Athènes et qu’il prenait la revanche de Rome et des Latins.

    Mais tout cela n’a pas d’importance. Je quittai Paris pour Bruxelles, laissant la capitale aux étudiants de la Sorbonne, ces fainéants qui épuisent leur temps à séduire de jeunes japonaises et aux orphelins de Derrida qui s’étripent pour l’héritage de l’hospitalité et de la différance.

   À présent, je suis assis au café du Coq, face à la place de la Bourse, pour repenser ma carrière musicale : j’ai étudié le solfège au collège, mais j’ai oublié la position des notes sur les clés et les demi-tons ascendants et descendants. Demain, je saisirai un violon, comme ceux qu’on a l’habitude de voir dans les marchés hebdomadaires des campagnes aux alentours de Casablanca, ses cordes dansant entre la fumée des grillades et l’odeur du bétail. Je me dirige vers le bâtiment numéro trente, rue de la Régence et, guettant le fantôme de de Bériot devant l’entrée, solitaire, je joue le concerto pour violon de Bach, tapant la mesure du pied sur un fond de tonneau en ferraille.

   Non, je ne maîtrise ni la danse ni la musique. Je suis mort avec les enfants qui n’avaient jamais dansé avant l’arrivée des Mongols. Nous avions sorti nos petits sexes minuscules et nous avions pissé à la face du monde comme le Manneken-Pis, avec dans la bouche, un certain goût de gaufre feuilletée de farine et de chocolat. Puis nous nous sommes endormis.

 

« Anamnèse » est le titre choisi par l’auteur pour la version française.

Traduit par Touriya Fili-Tullon

 

 

Ayoub Mouzaïne, né en 1988 à Fès, est écrivain et chroniqueur. Il s’intéresse aux pratiques esthétiques et politiques au Maghreb et dans le monde arabe, aux théories du texte et à la traduction. Il publie régulièrement au journal arabophone Almodon.com