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HAVE YOU SEEN THIS MAN ?

Frank CARANETTI





Une enquête du Bureau Éphémère

 

 

 

I. Où l’on pose la question de la causalité

Jupiter Kelley, étonnant voyageur quelque part au milieu du temps. L’homme couve des yeux l’objectif de l’appareil, surpris, semble-t-il, qu’on veuille bien conserver ce moment dans les archives déjà fournies du Bureau Éphémère. Le cliché donne quelques maigres indices, dont l’édition française du Dali de Draeger, tirage original daté de janvier 1968 ; les livres Sartres, Faulkner - en français exclusivement.

Lors d’ateliers ludiques, compétitions sportives, olympiades, chamboule-tout organisés par la direction, autant d’activités forcément amicales qui finissent, à coup sûr, par une bataille rangée entre pôles et divisions, Piet Peeters fait remarquer le paradoxe de l’investigation en cours. Donner la chasse à un individu à travers le temps signifie, qu’on cause boucle temporelle ou bien palingénésie, que celui-ci a non-seulement été épinglé depuis belle lurette, mais n’a pas même, pour l’instant, au moins, envisagé de se mettre en train. Piet Peeters opte pour la solution la plus raisonnable et choisit de rester parfaitement immobile, convenant de faire le pied de grue dans les locaux du BE (« The Barn », d’après le mot de Sir Winston Churchill), avant que l’individu manquant, celui-là même que tout le monde croise au quotidien et qui ne relève, manifestement, d’aucun mystère, accepte de disparaitre puis de réapparaitre, ou inversement, comme la flamme d’une bougie balance au premier coup de vent.

 

 

II. Casson Pavilion

Quelques jours plus tard, à moins que tout ceci ne se soit déroulé une sinon plusieurs fois auparavant, Peeters se traîne dans les allées du London Zoo, à deux pas ou presque du Casson Pavilion. Les lieux vibrent encore des jérémiades des proboscidiens condamnés à des enclos toujours plus étroits, comme solidaires des angliches de Finsbury Park ou Seven Sisters. Lui écoute l’ordre de mission dissimulé derrière les rencontres les plus innocentes. Les singes de Monkey Valley, par exemple, lointains ancêtres d’Hanuman Anjaneya, exécutent une danse plutôt comique qui donne, à qui sait lire, les derniers éléments de l’affaire ainsi qu’un rapport détaillé sur l’individu en vadrouille. La gosse qui détaille le biscot, la cuivre, la neptune bleue ou rouge à sa nanny, rend compte, à son tour, de la tarification horaire ou au forfait, ainsi que de la prise en charge des frais divers. La vendeuse du food stand, enfin, avec son discours barbant sur le déclin de l’Empire, souhaite bonne chance malgré tout, et bien du bonheur.

 

 

III. L’homme aimé

Le Bureau Éphémère, sous la station désaffectée de Down Street précisément, accueillait plusieurs centaines de gratte-papiers et d’enquêteurs. Un labyrinthe d’église, agrémenté de portes dérobées, d’effets de miroir et de décors en trompe l’œil, l’endroit était agencé de façon à ce que personne ou presque ne s’y croisa jamais. La boîte, quoique pleine comme un œuf, semblait abandonnée sans interruption.

« Y a quelqu’un ? », demandait Piet Peeters par coutume. Ce à quoi tout le monde, bien qu’introuvable, lui répondait en choeur : « Y’a personne. »

Dans son bureau, pourtant, derrière un premier panneau coulissant, se trouvait une jeune et jolie femme, les yeux clos, grognant sur sa chauffeuse et l’air encore abruti par le chloroforme. Un nom, tracé à la craie sur l’ardoise qu’elle portait autour du cou : Roxy Libermann[1]. « Du renfort, » se dit Peeters, qui retira les flat boots de la demoiselle afin de la mettre à l’aise. Ou bien on l’avait laissée là, comme un gosse sur la margelle du tour d’abandon. Il mit l’eau à chauffer sur la cuisinière à gaz, un peu moins sombre qu’auparavant.

 

 

IV. Dans les cavernes de l’ordre nos mains forgeront des bombes

Le visage grimé, soutenu par quelques-uns des grands noms du cinéma d’épouvante (Rob Bottin, Rick Baker, Tom Savini, etc.), Peeters avance péniblement le long de la rue Gay-Lussac au moment où les agents caparaçonnés chargent les étudiants. Il porte un pullover bleu marine à col bateau qui lui donne l’air d’un jeune Laurent Terzieff.

D’une main, Peeters colle les avis de recherche devant chez Maspero, de l’autre il peint des slogans sur les murs de la Sorbonne, l’Odéon puis Nanterre, sans oublier, pour faire bonne figure, de molester un policeman. Il explique les grandes lignes à la jeune Roxy venue comme en stage d’observation, la violation de la causalité et ainsi de suite. Le paradoxe du grand-père, et blah, blah blah. Roxy, qui pratique aussi bien la danse classique que la Méthode R.&J. Lafond, prend des notes sur son ordinateur quantique tout en distribuant, par politique, quelques coups bien sentis. Elle porte une tenue hippie traditionnelle, une robe bohème oxyde de fer, des bottes d’apache et des lunettes en forme de hublots.

Le numéro, Balzac quelque-chose avant les premières adresses électroniques. Il faut se figurer les téléphones en bakélite de l’époque, le cadran rotatif, la toute jeune Roxy, en vadrouille avec les souris du Mouvement démocratique féminin, mettant le feu à son soustinge à la première occasion. Les existentialistes du campus nanterrois sont scandalisés – et déjà un peu sous le charme.

 

 

V. Eureka[2]

L’image est tirée du film Patterson-Gimlin : une créature antédiluvienne, bien bath, s’extrait d’une forêt de Californie du Nord, à proximité du Klamath et de ses truites arc-en-ciel ; elle regarde à son tour la caméra avant de retourner à ses affaires. Pour certains, candides ou gobeurs, le sourire date du Pléistocène, pour d’autres, héritiers de la méthode scientifique, disciples de Thomas l’apôtre, la créature tient davantage d’un bizutage. Sur le panneau de liège qui court sur toute la longueur du bureau de Peeters, un fil écarlate suit l’avis de recherche jusqu’à DB Cooper, Lee Harvey Oswald ou encore Franck Fontaine, avant de s’arrêter provisoirement sur la carte de l’ancienne Atlantide par Athanasius Kircher. Roxy émet l’hypothèse d’un métacomplot planétaire, tout en barbouillant ses doigts de pieds. Peeters aurait voulu l’embrasser un peu. Capturer son émerveillement.

« Mettons, » commence-t-il, « qu’un individu glisse d’une époque à l’autre, mettons, pour la forme, qu’il retourne au point qu’il a quitté à l’origine - exactement. Un aller-retour pratiquement invisible. Un œil exercé détecterait, vraisemblablement, une variation : la position d’une main, l’expression d’un visage, comme deux bobines de film collées grossièrement ensemble. Pensez à Driller Killer ou Devil Times Five[3]. Vous ne suivez plus la trace d’un individu, mais d’un nombre extraordinaire, incomptable. » Une décomposition photographique ou les images peintes d’un zoopraxiscope.

Et Jupiter qui passe la tête dans l’entrebaillement de la porte, gai comme un novice. « Pas maintenant, Jup.»

 

 

 

[1] En allemand : l’homme aimé.

[2] « Eureka » est la devise de la Californie.

[3] La production chaotique des films d’Abel Ferrara (1979) et de Sean MacGregor et David Sheldon (1974) a obligé les réalisateurs à tourner sur plusieurs années, ce qui explique, en partie, de très nombreuses erreurs de script à l’écran ainsi qu’un changement de physionomie de certains acteurs.




Frank CARANETTI est écrivain, traducteur et docteur en littérature anglaise. Ses recherches portent principalement sur les influences de l’œuvre de William Burroughs en littérature et dans la culture populaire.

ESSAI : Géométrie de la souffrance. Genesis P. Orridge + William Burroughs. Editions Riveneuve, 2022.