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Le silence du diable : scénarios possibles

Un entretien avec Leslie KAPLAN


Pour l’écrivaine Leslie Kaplan, écrire est ouvrir à ce qui advient. Cette ouverture, que Dionys Mascolo appelait la communication mais aussi l’amitié, elle en a fait l’expérience à Paris en mai 68. Toute l’œuvre de Leslie Kaplan cherche à donner à la révolution la chance de se dire, malgré ce qu’elle appelle « l’aplatissement de la Terre » qui est aussi le titre de l’un de ses livres. Le roman Le silence du diable de Leslie Kaplan m’a servi de fil conducteur pour mon court entretien avec elle. Le silence du diable raconte une histoire d’amour entre Lou, une jeune femme, et Jackie, un comédien que la violence et la cruauté vont subjuguer. Ce texte m’a impressionné, non seulement pour ses qualités littéraires, mais aussi par ce qu’il raconte du cinéma.


- Un passage m’a marqué, dans votre premier livre L’excès-l’usine qui traite de votre expérience de l’usine en mai 68, le voici :   « Très souvent, on se regarde, dans une glace, un miroir de poche, un reflet. On se regarde, on se regarde. L’image est toujours là. » Il y a là, peut-être, une condensation de votre expérience de la condition ouvrière et de ce qu’elle a d’aliénant. Comment, selon vous, pourrait-on filmer cette impression d’être devenu transparent ?

Leslie Kaplan - Je ne sais pas. La première image qui me vient est : la fin de Rocco et ses frères de Visconti, quand Ciro entre à l’usine, où il travaille, avec les autres ouvriers. Il devient transparent, fondu dans la masse.

   Je pense à deux livres qui parlent du fait d’être « invisible », The invisible man, de Ralph Ellison, sur la condition noire aux USA, et Les Invisibles, de Nanni Balestrini, sur les « terroristes » emprisonnés en Italie. Ce n’est pas une réponse à votre question, mais… je ne suis pas cinéaste… Au cinéma, on voit plutôt des invisibles qui cessent de l’être, comme dans Les temps modernes, au début la masse qui entre à l’usine, et après, les aventures du little man. Le cinéma ou l’art de rendre l’invisible visible…

- Marguerite Duras a fait l’éloge de L’excès-l’usine, lorsque le livre est sorti en 1982. De même Maurice Blanchot. Duras est aussi l’une des rares autrices françaises à avoir réalisé des films. Avez-vous eu, alors, la chance de parler de cinéma avec elle ?

Leslie Kaplan - En fait, non. Quand nous nous sommes vues, nous avons parlé de L’Excès-l’usine, de l’usine, des camps… pas de cinéma, et après non plus.

- Le roman Le silence du diable me semble marqué par la manière dont les personnages vivent et habitent la langue, ou, au contraire, comment ils sont hantés par elle, comment il leur semble qu’ils deviennent transparents. C’est aussi l’histoire d’un comédien peu à peu dépossédé de sa langue et de son humanité. Pourquoi avoir choisi précisément ici un comédien ?

L.K. - Un comédien ou une comédienne ont affaire avec la langue en direct, même s’ils ne parlent pas, ils la font entendre. Ça m’a donc paru logique que les personnages soient des comédiens, pour porter cette question, et celle, imbriquée, de l’amour et de la violence. Dans ce livre je voulais parler de la violence, un personnage qui peut être pris par ça, alors que dans son métier justement il fait autrement, il joue cette violence, il la met en scène, il la transforme.

- Le personnage principal du Silence du diable est Lou, une jeune femme qui aime Jackie et qui vit avec lui. J’ai pensé à du Clouzot ou à du Melville pour l’adaptation du Silence du diable. Si l’on vous proposait de faire un film de votre roman, qui choisiriez-vous comme réalisateur ou comme réalisatrice ? Et pour les personnages de Lou et de Jackie ?

L.K. - Ah, moi je choisirais Nicolas Ray, of course. Mais il n’est plus là… Je pense aussi à Godard … Helma Sanders a voulu le faire mais elle n’a pas trouvé l’argent, et c’est pareil pour un ami cinéaste, Guy Girard, qui en a tiré un scénario formidable (il y a un film de lui sur mon site, d’après le texte « Un ennemi invisible »[1]) Mais je pense qu’il y a beaucoup de jeunes réalisateurs qui pourraient le tourner, avec des acteurs de leur choix…

- Deux formes de violence me semblent s’opposer, mais aussi se confronter dans votre œuvre, l’une négative et désespérée, le crime gratuit, et l’autre positive, puisque révolutionnaire et prolétaire. Est-ce que je me trompe ?

L.K. - Je ne pense pas qu’il y a de crime gratuit. Les deux adolescents de Fever le pensent, mais ils se trompent[2] ! Est-ce que la violence de Désordre est révolutionnaire et prolétaire[3] ? J’espère… Il s’agit de renverser la domination. Il y aurait beaucoup à dire, peut-être négatif et positif sont des termes trop réducteurs. Ecrire pour moi c’est plutôt questionner, en essayant de rendre compte de la complexité des choses…Et la violence est souvent cachée, comme dans L’Excès-l’usine bien sûr, mais aussi ailleurs.

- Il y a, aussi, en germe, dans la confrontation à ces deux formes de violence, des actes gratuits qui se propagent dans la société de façon virale. Désordre est le premier livre de vous que j’ai lu. Vous désignez ce texte, je crois, ainsi que votre dernier livre, Un fou, comme des fables. Voici ma question : Y a-t-il une morale à la fable Désordre ?

La morale est certainement quelque chose comme : « On a toujours raison de se révolter » ! C’est un fil… mais c’est insuffisant. Ce qui est intéressant, c’est de présenter des contradictions, des paradoxes, peut-être sans solution, peut-être avec des solutions, à inventer, toujours à inventer.

- Votre dernier texte Un fou raconte l’histoire d’une autre pratique devenant virale, celle d’usurper l’identité du président de la République, après qu’un jeune homme dérangé a choisi de se faire passer pour le chef de l’Etat. Cela entraîne donc à de nouvelles formes de désordres et même à une crise politique. Cela m’a fait penser à certaines pratiques du canular dont les plus connues sont celles des Yes Men qui usurpent eux aussi des identités, afin de montrer que le roi est nu. Est-ce qu’il n’y a pas, chez vous, dans le silence du travail littéraire, la voix d’un diable ou d’un daimôn qui voudrait que vos textes ne soient pas que de la littérature, mais qu’ils fonctionnent comme un mème ou un virus ?

Pour moi Simon n’est pas dérangé ! Il est même très lucide. Alors, qu’un texte écrit produise des effets concrets, oui, absolument, on ne peut que le vouloir ! Mais, comme un virus… je ne sais pas. Qu’il fasse penser, déjà… et je ne sais pas si les virus font penser. Qu’il pose des questions, celles qu’on peut se poser dans le moment, les expliciter à sa façon, en essayant de trouver, comme dit Kafka, comment « sauter en dehors de la rangée des assassins ».

 

Leslie KAPLAN / Bruno LEMOINE

 

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         Bibliographie :

 

Aux éditions POL, principalement :

L’Excès-l’usine, 1982

Le Livre des ciels, 1983

Le Criminel, 1985

Le Silence du diable, 1989

Les Mines de sel, 1993

Depuis maintenant, miss Nobody Knows, 1996

Les Prostituées philosophes, 1997

Le Psychanalyste, 1999 ; puis Gallimard Folio, 2001

Les Amants de Marie, 2002 ; puis Gallimard Folio, 2004

Les Outils, essai, 2003

L’Enfer est vert, Inventaire/Invention, 2006, puis Publie.net, 2013

Fever, 2005 ; puis Gallimard Folio, 2007

Toute ma vie j’ai été une femme, théâtre, 2008

Mon Amérique commence en Pologne, 2009

Louise, elle est folle, théâtre, 2011

Les Mots, 2011, Publie.net

Millefeuille, 2012 ; puis Gallimard Folio 2014

Déplace le ciel, théâtre, 2013

Mathias et la Révolution, 2016

Mai 68, le chaos peut être un chantier, « conférence interrompue », 2018

Désordre, 2019

L'Aplatissement de la Terre suivi de Le Monde et son contraire, 2021

 

Pour le cinéma :

Fever, réalisé par Raphaël Neal, 2015

Déplace le Ciel, réalisé par Marina Ocádiz et Florence de Talhouët, 2017

 

 

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[1] Site Internet Leslie Kaplan – Les outils. Le film de Guy Girard « Un ennemi intérieur » est à l’url. : https://lesliekaplan.net/avec-des-cineastes/article/l-ennemi-invisible

[2] Fever est un roman de Leslie Kaplan devenu un film de Raphaël Neal, dix ans plus tard (voir la bibliographie). L’histoire suit deux adolescents de classe terminale et revient sur ce thème important de la littérature, depuis Lacenaire, Lautréamont et Dostoïevski, d’un crime qui serait sans mobile ni motif.

[3] Désordre est un court conte féroce et jubilatoire de Leslie Kaplan. Le texte relate une série de crimes spontanés, sans liens entre eux, commis par des employés, des ouvriers sur les petits chefs et les patrons au cri de « Ça suffit la connerie ! ». Désordre, Leslie Kaplan. POL, 2019.